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chronologie 1946 |
LETTRE A UN CAMARADE [1] PARIS, le 20
janvier 1946 CAMARADE, Bien
reçu ta lettre du 10 courant, que
j'ai communiquée ainsi que le projet de programme au
Comité de Rédaction de La
V des T. Si vous
attachez une si grande importance
à l"'unité", pourquoi dans ce cas n'avez-vous pas
cherché à connaître
le travail de La Voix des Travailleurs? Si vous avez
estimé nécessaire de créer un
autre journal et une autre tendance, c'est que cela correspondait
à une
nécessité - ou alors vous avez agi à la
légère. Nous sommes
pour la "démocratie"
et pour l"'unité". Mais l'unité d'action se
réalise dans la lutte de
toute la classe ouvrière et la démocratie signifie le
libre jeu de toutes les
tendances, et leur droit à s'exprimer. Quelle démocratie
est-ce là qui commence
par poser comme principe l'amalgame des tendances et des organes?
Lorsque vous
parlez de la "3e tendance" au sein de la CGT, on peut donc se poser
la question: 3e tendance, avec une multiplicité d'organes - ou
3e parti, avec
son organe et sa discipline? L'action que
nous menons depuis longtemps
déjà sur le plan syndical ne saurait être
modifiée par des formules
sentencieuses sur les "petites chapelles". D'une part ce n'est pas en
se parant de titres ronflants qu'on cesse d'être une petite
chapelle, d'autre
part, cette "critique" est une vieille critique réactionnaire
contre
les révolutionnaires, représentés toujours comme
des sectaires. Mais que vaut
votre "programme"? a) L'article 1
du projet de statut
spécifie qu'il ne s'agit de réunir que les militants
syndicalistes adhérents à
la CGT et l'article XI du projet de programme précise que
l"'unité"
syndicale doit être maintenue contre les manœuvres et toutes les
divisions et
l'article XII "l'unité ne doit pas non plus être mise en
question à cause
des procédés bureaucratiques et anti-démocratiques
en usage dans certaines Fédérations". Or, d'une part
un nombre considérable de
travailleurs capables de mener une activité syndicale restent
aujourd'hui en
dehors de la CGT, parce qu'ils n'y voient pas la possibilité
d'agir
efficacement. Doit-on les laisser en dehors de l'action syndicale?
C'est en les
entraînant dans un travail syndical qu'ils se rendront compte par
eux-mêmes
qu'ils doivent reprendre leur carte à la CGT. D'autre part,
la mystique de l"'unité
avant tout" n'a rien à voir avec la lutte de classes. Les
bureaucrates
brisent sans scrupules l'unité du mouvement ouvrier quand leurs
intérêts sont
en jeu. Les travailleurs devraient-ils rester prisonniers d'une
"unité" formelle (voir les empoignades entre
ex-Confédérés et
ex-Unitaires) qui n'est au fond qu'une administration policière?
"Les syndicats
ne sont pas un but, mais un moyen d'arriver au but. C'est pourquoi,
tout en
repoussant le mot d'ordre « quittons les
syndicats » nous devons nous
prononcer de la façon la plus catégorique contre le
fétichisme d'organisation
et le mot d'ordre « unité à tout prix et sans
réserve ». Conquérir
les syndicats ne signifie pas s'emparer de la caisse et de l'immeuble
du
syndicat, mais de l'esprit des syndiqués" (Résolutions du
1er Congrès de
l'ISR). Nous sommes pour l'unité et contre la scission, mais
nous ne saurions
sacrifier notre travail révolutionnaire à l'unité
avec les "Deux
Jouhaux". C'est sur ce plan de l'activité propre des
travailleurs, dans ou
hors du syndicat, que nous portons nos efforts. b) L'article 1
du projet de programme
signale que le but essentiel du syndicat est la suppression du patronat
et du
salariat etc...."Ainsi que le rappellent les statuts de la CGT". Si les statuts
de la CGT le rappellent,
est-ce la peine de faire un nouveau programme pour le rappeler à
votre tour? D'autre part,
toute la période passée a
prouvé l'incapacité des syndicats à supprimer, par
eux seuls, le patronat et le
salariat (l'expérience espagnole notamment). Pour nous, nous
estimons que le
syndicat a pour tâche de lutter contre l'exploitation
économique des travailleurs,
dont l'action syndicale n'est qu'une des formes de leur action. c) Dans
l'article VII du projet de
programme, vous affirmez que "dès maintenant dans les
entreprises
nationalisées la gestion doit être assurée par des
comités tripartites composés
également de représentants des ouvriers, des techniciens
et de l'État".
Est-ce que l'État et les techniciens sont au-dessus des classes?
Et [si] l’État
est le gérant des capitalistes, comment la collaboration des
classes, la
collaboration de l'État capitaliste et de quelques bureaucrates
ouvriers
pourrait-elle assurer un contrôle ouvrier réel sur les
entreprises
"nationalisées"? Est- ce que la participation des Croizat, Paul
etc.... au gouvernement assure sur lui le contrôle de la classe
ouvrière? En
défendant cette théorie (qui n'est pas
neuve: c'est celle de Déat et de "Combat" et OCM) vous renoncez
complètement à la lutte de classes, vous la trahissez. d) Il importe
que la FSM devienne
rapidement puissante et capable de riposter à l'offensive des
trusts (article
9). Dans notre bulletin n° 1 (Octobre 45) nous caractérisons
la FSM comme
"destinée à mener la politique bourgeoise à la
manière ouvrière"[2].
Le syndicalisme ouvrier doit dévoiler le vrai visage de la FSM.
Jouhaux,
Citrine et Cie ne sont nullement menacés « par les
trusts ». Au lieu
de répéter les mensonges des bureaucrates ouvriers sur la
FSM, nous basons
notre action sur l'internationalisme. Dans la mesure où celui-ci
triomphera
dans la classe ouvrière, celle-ci sera capable de construire une
Centrale
syndicale mondiale, une Internationale Syndicale Rouge! Donc la fusion,
nous l'estimons impossible
parce que: a) Nos
conceptions du syndicalisme
diffèrent radicalement. Nous agissons sur la base
idéologique du marxisme, et
nous n'avons pas d'autre "programme" syndical, ersatz de programme
politique. b) Vous vous
réclamez du
"syndicalisme pur" et de l'héritage du CCS (circulaire du
8/12/45)
alors que nous avons quitté le CCS parce que c'était un
organisme non viable,
et que nous considérons le "syndicalisme pur" comme une
idéologie au
fond réactionnaire, considérant que les syndicats sont
forcément sous
l'hégémonie soit de la bourgeoisie, soit du
prolétariat. La lutte de celui-ci a
lieu sur différents fronts, politique et syndical. Mais c'est la
même lutte soumise,
pour des objectifs différents, à une stratégie
unique, communiste. c) Nos
conceptions de travail n'ont pas de
points communs. Vous vous efforcez d'organiser "nationalement" votre
lutte dans la CGT. Nous en sommes encore à lier entre eux les
travailleurs plus
ou moins isolés qui s'opposent, sur la base de l'entreprise,
à la ligne
actuelle de la CGT. Front Ouvrier veut susciter et développer le
courant
oppositionnel. La Voix des Travailleurs est le bilan de notre
activité. Ne
faisant pas le même travail, n'étant d'accord ni sur les
moyens ni par
conséquent sur le but, nous ne croyons pas qu'une fusion soit
profitable ni à
l'un ni à l'autre. Au contraire, une grande partie de notre
temps et de notre
énergie se consommerait en controverses et discussions
intérieures, au lieu
d'être employées utilement sur le terrain de la lutte de
classes. Si notre action
commune à la base s'avère
efficace, nous aurons une expérience pratique sur laquelle nous
appuyer et nous
verrons alors si de nouveaux problèmes se posent. Nous
participerons donc à
votre conférence non en tant qu'organisateurs, mais en tant
qu'auditeurs, et
nous vous tiendrons au courant de notre lutte. Salutations
communistes, pour La
Voix des Travailleurs
[1] Nous n'avons pu établir qui était le destinataire de cette lettre, qui était certainement membre de la tendance syndicale Force Ouvrière [2] Cf. "Le premier Congrès de la Fédération Syndicale 'Mondiale"', La Voix des Travailleurs, N° 1, Octobre 1945, p. 2 |