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chronologie 1947 |
N°85 Prov. Bimensuel (B.I.) |
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1 MARS 1947
Le N°: 4 francs |
Ramadier affirme que les grévistes qui "croyaient défendre leurs traitements, salaires, statuts", ont mis en danger la République. Vincent Auriol prétend que les grévistes, en affaiblissant l'autorité de l'Etat, ont commis "un acte contre la patrie" (souligné par lui). En conséquence le gouvernement s'apprête à déposer un projet de loi "limitant", en réalité SUPPRIMANT, le droit de grève des fonctionnaires. Rappelons pour mémoire que Maurice Thorez, au nom duquel ce projet sera également présenté, avait reconnu, dans le statut de la fonction publique, qu'il avait lui-même élaboré, quelques mois auparavant, le droit de grève des fonctionnaires comme leur droit démocratique le plus élémentaire. Cette mesure et le langage qui la justifie sont de nature totalitaire. L'ETAT Y EST IDENTIFIE A LA NATION ET SON AUTORITE SANCTIFIEE. N'est-ce pas là le premier principe de Pétain et de De Gaulle ? Vincent Auriol, ne pouvant ignorer que la "Déclaration des droits de l'homme" proclame au contraire le droit des citoyens de "résister à l'oppression" (de l'Etat), prouve par là que la République qu'il préside est une "monarchie sans roi" et non pas une République démocratique. Mais si l'Etat tolérait l'insubordination, ne serait-ce pas se nier lui-même ? Bien entendu, aucun Etat, quel qu'il soit, ne peut tolérer l'insubordination. Mais la nature totalitaire du langage d'Auriol et de Ramadier, c'est qu'ils assimilent N'IMPORTE QUEL MOUVEMENT à l'insubordination. "Parler traitements, salaires, statuts", c'est pour Ramadier un acte qui pose aussitôt le problème de l'existence ou de la non-existence de la République ! Or, c'est précisément le caractère de l'Etat totalitaire de ne faire aucune différence entre l'origine et le but des mouvements qui surgissent d'en bas. Les travailleurs en ont fait amplement l'expérience depuis septembre 1939, sous Daladier et sous Pétain. Vis-à-vis de l'Etat bureaucratique, le droit de grève des fonctionnaires est un droit élémentaire dont dépendent les droits de toutes les autres couches travailleuses. La soumission aveugle et la perte du droit de grève pour les fonctionnaires est, en effet, le premier pas du gouvernement bureaucratique pour contraindre à la "discipline" et à la perte des droits toutes les autres couches travailleuses. C'était précisément le but de Hitler de faire de l'Allemagne "le centre d'une nébuleuse", appelée Europe. Bien entendu, la bourgeoisie française n'avait pas attendu, pour engager le peuple français, depuis des dizaines d'années, dans des conquêtes impérialistes et pour faire dans les colonies le travail de Hitler, que celui-ci vînt au monde. Mais le changement de son ancien langage "démocratique" en un langage hitlérien montre à quel point la bourgeoisie française a besoin de submerger rapidement le peuple sous le poids de l'Etat fort et de l'idéologie impérialiste pour pouvoir poursuivre sa politique de rapines internationales, comme en Indochine. C'est pourquoi, ce n'est pas par hasard que Ramadier demande aux travailleurs de "savoir souffrir et peiner", d'"accepter l'épreuve d'aujourd'hui dans le silence et la discipline, comme ils ont accepté l'épreuve quand nous étions sous la servitude. Nous saurons franchir l'espace qui nous sépare du retour à la prospérité...". Autrement dit, accepter la servitude d'aujourd'hui pour un bonheur futur. C'est exactement le langage que Hitler avait tenu au peuple allemand. "Etat fort" et "espace vital" présideront à notre destin tant que la bourgeoisie détiendra le pouvoir politique et économique. Et quel peut être ce destin ? Souvenons-nous de celui de l'Allemagne. Ceci explique aussi pourquoi le gouvernement n'a pas fait intervenir la police, comme il l'avait fait pour la grève des rotativistes. Cette fois, il risque une collision qui pourrait mettre le feu aux poudres dans toute la région parisienne. Ne pouvant briser la grève par la force, il reste neutre... en déclarant que la politique gouvernementale interdit toute hausse des salaires ! On comprend que le gouvernement interdise aux patrons des journaux l'augmentation des salaires ; car, en réalité, dans ce conflit, il ne s'agit pas seulement des ouvriers de la Presse, D'UNE catégorie de salariés. Le fond de la lutte n'est pas entre les catégories de salariés et leurs patrons respectifs, mais entre la classe laborieuse et la politique gouvernementale de blocage des salaires. Pour obtenir gain de cause, les grévistes doivent donc faire capituler le gouvernement, briser sa politique de blocage des salaires. Car il y a une opposition irréductible entre l'objectif de la lutte (l'augmentation du salaire horaire, l'atténuation de l'exploitation patronale, voulues par toute la classe ouvrière), et la politique gouvernementale qui veut sauvegarder intacte l'exploitation patronale. C'est pour cela que l'enjeu des grèves, briser la politique gouvernementale de blocage des salaires en faveur du patronat, concerne, au-dessus des catégories et des corporations, toute la classe ouvrière, tous les salariés. Les dirigeants du Syndicat du Livre le savent : un essai d'étendre le mouvement, tout au moins aux ou-vriers des imprimeries du Labeur, a été fait par un tract non officiel. Mais il fut suivi aussitôt par un autre appel, publié par le "Syndicat général du Livre et des industries connexes de la région parisienne", qui s'adresse ainsi à tous les ouvriers imprimeurs : "...Pour le moment, restez calmes et disciplinés, attendez les mots d'ordre de vos organisations syndicales... Courage et confiance". Cet appel au calme et à la discipline équivaut pratiquement à isoler la grève des ouvriers de la Presse, à les laisser seuls dans leur mouvement. D'où vient cette scission d'un mouvement qui englobe les travailleurs d'une même industrie ? Des discussions avec les représentants syndicaux, il ressort que personne ne se fait d'illusions sur la portée des grèves fractionnées, et que les revendications de telle ou telle catégorie, qui sont en réalité celles de toute la classe ouvrière, ne peuvent recevoir une solution qu'en opposant au bloc gouvernemental la force unie de toute la classe ouvrière. Les responsables syndicaux préfèrent cependant faire la politique de l'autruche, en essayant de consoler les ouvriers avec des formules : "Nous nous débrouillerons dans notre catégorie..." "La position de la C.G.T. c'est grignoter peu à peu chacun pour soi..." Les ouvriers connaissent les résultats obtenus jusqu'à présent par cette méthode : ce sont leurs salaires qui ont été grignotés par l'Etat. Et devant le décalage croissant entre les salaires et le coût de la vie, le "débrouillage" ne fait que camoufler ce déca-lage, et non l'atténuer. C'est parce que les responsables syndicaux capitulent qu'ils sont obligés de donner des prétextes corporatistes aux ouvriers et de disperser ainsi leurs forces. Et c'est dans ces conditions que les responsables syndicaux du Livre, qui se targuent de leur indépendance vis-à-vis des partis, ont recommandé, sous la pression personnelle de Hénaff, le "calme" aux autres corporations du Livre qui auraient pu se solidariser avec les ouvriers de la Presse. Les raisons qu'ils donnent : "Les métallurgistes ne nous suivraient pas, ils sont derrière Hénaff", "la C.G.T. est contre nous", ne sont que des prétextes dûs à leurs conceptions étroites. Car en réalité, comme le prouve l'exemple de l'attitude des travailleurs de chez Citroën ou Renault vis-à-vis des bureaucrates staliniens, ou l'attitude des ouvriers grévistes de la Presse vis-à-vis du "vénérable Cachin", ce ne sont pas les travailleurs du rang qui se laissent aujourd'hui intimider par les Hénaff. Les prétextes donnés par les dirigeants syndicaux du Livre révèlent en réalité qu'ils n'ont pas le courage de mener la lutte que la situation d'aujourd'hui exige, parce que celle-ci implique une rupture complète avec leurs traditions de routine syndicale. Et comme on peut multiplier cet exemple par cent et par mille, on comprend pourquoi l'effort de millions d'ouvriers, depuis 1934, n'a pas abouti à un résultat définitif pour la classe ouvrière. Mais il faudrait que MM. Ramadier et Philip nous révèlent d'abord ce qu'est au juste cette marge bénéficiaire, comment elle est calculée. En ce qui concerne les revenus des salariés, par exemple, les choses sont simples : sur le salaire nominal de l'ouvrier, le patron commence par prélever un premier tribut d'impôts et les Assurances Sociales ; ce que le patron appelle le salaire de l'ouvrier n'est donc tout d'abord qu'un salaire nominal qu'il ne touche jamais ; avec ce qui lui reste, l'ouvrier doit satisfaire à nouveau aux exigences toujours croissantes du percepteur (impôts sur le revenu (!), sur le loyer) ; après quoi, il devra pourvoir à son entretien et à celui de sa famille, se nourrir, se vêtir, payer son loyer ; aucune fantaisie ne lui est permise, au point que les statistiques nous disent combien de fois par mois les ouvriers peuvent aller au cinéma, quelle quantité de littérature ou de journaux ils peuvent acheter, etc... Mais l'arithmétique du patron varie du tout au tout, quand il s'agit du calcul de ses propres intérêts. En effet, comment se présente le bilan d'une entreprise capitaliste, qu'il accuse des pertes ou qu'il accuse une marge bénéficiaire ? Sur le revenu que le travail productif des ouvriers a procuré aux capitalistes dans l'année, sont déduits : les impôts versés à l'Etat par l'entreprise, l'amortissement des machines et des matières premières, les hauts salaires des directeurs et administrateurs, plus le pourcentage qui leur est alloué sur le chiffre d'affaires, plus leurs jetons de présence, puis les tantièmes, le capital de réserve, la distribution camouflée de bénéfices sous forme d'actions gratuites (ce que font beaucoup de Sociétés, en ce moment, en distribuant par exemple deux actions gratuites nouvelles pour une ancienne), les augmentations de capital sous forme d'investissements, le paiement des dividendes sur le capital que portent les actions, alors que celui-ci a déjà depuis longtemps était restitué aux actionnaires. Après déduction de tous ces frais et faux-frais, ressort le bénéfice net ; et c'est ce bénéfice nominal calculé d'une manière aussi spéciale qu'ils nous présentent comme le revenu réel de l'entreprise. C'est par ce système que la S.N.C.F., le Métro, les Sociétés "nationalisées", se trouvent en déficit, tandis que les actionnaires, obligataires, etc., reçoivent leurs bénéfices, et quels bénéfices ! S'ils ne disposaient pas de ce système spécial, on aurait pu se demander où sont passés les énormes bénéfices que les capitalistes ont fait pendant les années de guerre, en travaillant d'abord pour l'armée française, ensuite pour les "autorités occupantes", où sont passés les dizaines de milliards de "profits illicites" de la spéculation, les centaines de milliards sortis de la planche à billets de l'Etat, qui, personne ne l'ignore, sont allés enrichir la poignée de capitalistes possesseurs de toutes les richesses du pays. Le comportement des magnats industriels et bancaires pendant la guerre et sous l'occupation avait déjà révélé que la classe capitaliste était étrangère et hostile à la masse de la nation, et qu'elle se nourrissait de son sang. Il aura fallu que des ministres "socialistes" et "communistes" viennent nous tenir un langage pétainiste de "communauté de sacrifices", pour qu'il soit question, au lieu de confiscation des bénéfices de guerre et des biens des monopoleurs, de lamentations sur leurs "faibles marges bénéficiaires". Aucun contrôle économique exercé par les hauts fonctionnaires bourgeois n'est en mesure de contrôler les prix de revient ou les opérations financières des gros monopoleurs qui ont tous les leviers de commande entre leurs mains, de surveiller leurs relations avec les banques internationales qu'ils utilisent pour déplacer des fonds d'un pays à l'autre, exporter des capitaux, etc... C'est pourquoi les marges bénéficiaires des capitalistes peuvent apparaître faibles, tout en se soldant par milliards dans la réalité. Et l'Etat, charitable, accourt à leur service par des subventions, telle encore la nouvelle subvention de 60 milliards qui a été accordée aux gros capitalistes pour réaliser la manoeuvre politique de la baisse, et qui se soldera donc par une augmentation de l'inflation, encore et toujours au bénéfice des capitalistes. La classe ouvrière organisée est seule en mesure de démasquer la démagogie gouvernementale des "faibles bénéfices" du Grand Capital, de dévoiler le véritable rôle parasitaire du patronat dans la production et la part que celui-ci s'approprie dans le revenu national. Il n'y a pour cela qu'un moyen : lutter pour l'abolition du secret commercial et l'ouverture des livres de compte des capitalistes qui, d'un côté, gaspillent d'immenses revenus et, d'un autre côté, prétendent ne pas pouvoir satisfaire aux revendications des travailleurs. Dans la deuxième semaine de février, les ouvriers de Citroën-Saint-Ouen ont débrayé pour obtenir une augmentation de 5 francs de l'heure et l'amélioration des conditions de travail. En apprenant ce mouvement de grève de leurs camarades, les ouvriers de Citroën-Grenelle se sont solidarisés. Le patron a essayé de mettre fin au conflit en promettant une augmentation de 3 fr.20 et les délégués cégétistes, qui étaient contre la grève dès le début, sont tombés facilement d'accord pour que les ouvriers acceptent les 3 fr.20 et reprennent le travail. Mais les ouvriers ne l'entendaient pas du tout ainsi et ils ont continué la grève sous forme de grève perlée (1/2 heure par heure). Le secrétaire syndical convoqua, malgré tout, une assemblée générale pour essayer de convaincre les ouvriers qu'une augmentation plus forte était impossible (!) et que le plus sage était de reprendre le travail. Mais les ouvriers, persuadés du contraire, accueillirent toutes ses paroles par des huées, si bien que le "responsable", excédé, finit par s'écrier : "Ceux qui sont si malins n'ont qu'à venir avec moi à la Direction !" (croyant sans doute que les ouvriers avaient sa propre mentalité de chien battu, il s'imagina leur lancer un défi par cette proposition qu'il aurait dû, en réalité, leur faire dès le début). "On y va", répondirent, sur le champ, plusieurs ouvriers et une nombreuse délégation alla trouver le patron. La pression des ouvriers obligea la direction à céder, en leur accordant une augmentation de 4 fr.80 de l'heure ainsi que certains avantages dans les conditions de travail.
Cependant le
secrétaire
général n'ayant pas réussi à "calmer" les
esprits,
ce fut Hénaff, l'extincteur patronal d'incendies
grévistes,
qui arriva, le lendemain, avec trois autres bonzes syndicaux, en auto,
dans la cour de l'usine de Grenelle. Les ouvriers, devinant sans peine
les raisons de cette visite, exprimèrent leur méfiance :
"Si l'auto du syndicat peut entrer dans l'usine, c'est qu'ils sont tous
d'accord avec le patron. Ce sont des traîtres !" Hénaff,
qui
voulait débiter son discours, ne put pas dire une phrase sans
être
interrompu. Des ouvriers, qui avaient assez des discours, voulurent se
faire entendre un peu à leur tour. Ils s'avancèrent vers
le micro pour prendre la parole. C'en était trop pour les
bonzes,
qui leur arrachèrent le micro. Ce geste ignoble provoqua
l'indignation
générale et de violentes protestations : "C'est
ça,
la démocratie !", etc... L'exaspération était
telle
que quelques ouvriers s'approchèrent de la voiture pour la
renverser.
Hénaff s'affola : "Camarades, vous ne pouvez pas faire cela.
C'est
vous qui l'avez faite, cette voiture. Vous ne pouvez pas la
démolir"...
(nombreux éclats de rire et injures)... La réunion eut lieu le 13 février. Le responsable local commença par prendre la parole pour justifier la faillite de toutes les revendications jusqu'à ce jour. Ce qui provoqua aussitôt l'intervention de plusieurs ouvriers en contradiction qui en profitèrent pour donner leur point de vue, à eux, sur la prime et sur les salaires. A un moment donné, alors qu'un ouvrier était en train de parler, le citoyen Plaisance , secrétaire général de la C.G.T. chez Renault (qui se trouvait dans la salle) se leva brusquement pour intervenir dans le débat. Des ouvriers protestèrent : "La parole est au camarade, il faut laisser parler le camarade." Mais Plaisance voulut dominer leurs protestations et commença : "Il apparaît qu'ici on veut empêcher de parler la C.G.T. (la C.G.T. c'est donc lui). Ici, il apparaît qu'on fait de la démagogie..." A ce mot démagogie, un ouvrier se lève en disant : "On a compris. Camarades, la séance est levée." C'est alors que la plus grande partie des ouvriers s'en allèrent, laissant Monsieur Plaisance s'expliquer devant un auditoire de 13 personnes dont une bonne moitié était écoeurée de l'attitude du petit dictateur. Il dut terminer son exposé devant huit auditeurs.
M. Plaisance est de
ces
bureaucrates qui s'imaginent toujours pouvoir traiter les ouvriers
comme
de petits garçons. Mais ceux-ci ont montré qu'ils
n'étaient
pas décidés à s'en laisser imposer en
répondant
à ses insultes par le plus grand mépris.
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