retour accueil retour chronologie retour chronologie 1947
  

LA VOIX DES TRAVAILLEURS A NATALIA SEDOVA


Paris, le 6 Novembre 1947
Chère camarade Sedova:
Votre lettre du 22 Octobre nous a remplis de joie. Nous allons essayer de répondre le plus complètement possible à vos questions.
En ce qui concerne La Voix des Travailleurs, elle continue en effet La Lutte de Classes, que nous ferons paraître sous forme de bulletin théorique dis que nous aurons les forces nécessaires.
La grève Renault du mois de mai, ayant été déclenchée et dirigée par nos camarades de l'usine (sans l'aide d'aucune autre organisation), nous a offert la possibilité de reprendre l'ancienne Voix des Travailleurs sur une base nouvelle. Hebdomadaire, elle est vendue principalement dans l'usine Renault; surtout parmi les 1.200 ouvriers des départements 6 et 18. Un ouvrier sur 3 en est lecteur. Nous nous proposons à l'aide du journal, d'influencer et d'éduquer les ouvriers qui cherchent une nouvelle voie. La position stratégique que nous occupons actuellement chez Renault nous permet d'espérer un développement sinon rapide, du moins solide.
Au sujet du PCI, nous avons dû prendre acte, à la suite d'échecs répétés, de l'impossibilité de toute collaboration. Nous ne parlons pas la même langue, et nous avons des méthodes et des opinions tout à fait différentes pour le travail ouvrier.
Les difficultés ne viennent pas des divergences politiques en général, mais de la composition sociale du PCI. A ce sujet, notre position de 1944 reste valable aujourd'hui. Nous espérions alors qu'une fraction, sinon la majorité du PCI, se retrouverait avec nous dans la voie révolutionnaire. Aujourd'hui il nous apparaît que les dirigeants du PCI, non seulement ne connaissent pas leur métier, mais ont des mœurs de véritables politiciens. Dans notre lutte nous avons reçu des coups non seulement de la bourgeoisie et des staliniens, mais aussi des dirigeants du PCI.
Notre position à leur égard, nous l'avons justifiée vis-à-vis des ouvriers notamment dans le N° 75 de La Lutte de Classes ("Raisons d'une faillite") et nous en avons parlé dans la Voix N° 17 ("L'Acier retrouve sa voix") et au N° 23 (au sujet des élections).
Nous ne voyons pas très bien à quelle critique du PCI vous faites allusion dans votre lettre au sujet des appels aux ouvriers staliniens. Comme vous avez pu vous rendre compte d'après la Voix, nous faisons constamment appel à ces ouvriers (de même qu'aux ouvriers socialistes etc.) et pas seulement sur le papier, nous luttons ensemble dans l'usine.
En réalité, nous critiquons le PCI pour son attitude essentiellement opportuniste à l'égard des dirigeants staliniens, qui va jusqu'à couvrir leurs crimes, comme par exemple l'assassinat de notre camarade Mathieu Nous étions habitués à l'idée que, étant donné la décadence actuelle du mouvement ouvrier, il ne se trouve personne pour protester contre un pareil crime, mais nous ne nous attendions pas à ce que les premiers à faire silence et à négliger le travail pour la découverte des assassins et leur dénonciation, soient précisément les dirigeants d'un Parti qui est le représentant officiel de la 4e Internationale.
Au sujet du mot d'ordre PS-PC-CGT, nous vous avons envoyé le N° 54 de La Lutte de Classes qui y consacre un article.
Nous ignorons les discussions au sein de l'Internationale au sujet du Front unique avec les staliniens et de la défense de l'URSS.
Au sujet du Front unique avec le stalinisme, nous pensons que notre position vous l'avez concrètement dans la Voix (nous tâcherons à l'avenir de vous envoyer nos tracts d'usine). Nous ne pouvons pas traiter la question abstraitement de même que pour la défense de l'URSS; là aussi vous avez dans notre matériel les positions prises successivement par notre organisation pendant et après la guerre.
Pour ce qui concerne la nature de l'URSS, nous sommes assez "démodés", puisque nous pensons que seule l'analyse de Trotsky offre un moyen scientifique de compréhension de la société "soviétique", ainsi que d'orientation politique..
Un élément qui nous paraître décisif dans la question de la défense de l'URSS, c'est que cette défense dépend de nos forces, et que si nous ne sommes pas capables de défendre la classe ouvrière, nous ne sommes pas capables de défendre l'URSS non plus; le défaut est donc de discuter non pas sur la base d'une croissance organisationnelle, mais abstraitement.
Dans notre politique pratique, vous avez vu que nous attaquons avant tout l'impérialisme américain comme provocateur à la guerre, et nous dénonçons les crimes de Staline dans ses méthodes. Mais nous ne dénonçons pas l'URSS comme provocateur à la guerre, ou comme impérialiste. Il nous semble que les fautes de ceux qui par leur opportunisme à l'égard des staliniens, apportent de l'eau au moulin révisionniste, sont dues non pas au désir de défendre l'URSS, mais. à leur impuissance dans le mouvement ouvrier.
En ce qui concerne l'Internationale, nous ne demandions pas mieux que de participer à la réunion du Congrès international. Seulement à la suite de notre refus d'entrer dans le PCI, nous n'avons reçu ni invitations ni matériel préparatoire. Depuis 1939, nous avons été complètement ignorés par l'organisation internationale et n'avons eu d'autres rapports que de temps en temps une admonestation d'entrer dans le PCI, de cesser de jouer aux petits garçons, etc.
La conjoncture aujourd'hui est favorable dans le mouvement ouvrier en France pour le Parti révolutionnaire. La situation qui nous a permis à nous, une poignée, de faire le travail que nous avons fait chez Renault, existe dans la majorité de la classe ouvrière. Seulement là où nous ne sommes pas, ce sont des réformistes ou autres qui prennent le dessus, qui groupent autour d'eux les ouvriers dégoûtés, pendant que les dirigeants du PCI font appel. dans leur journal au redressement de la CGT, au front unique avec messieurs les staliniens, etc. En conséquence, leur influence dans la classe ouvrière est nulle, et vous avez pu le voir d'après le résultat des élections, où le PCI, dans 5 arrondissements, a eu un peu plus de 1.000 voix.
De toute façon, quelle que pénible que soit cette conclusion, pour notre part, nous avons maintenant la certitude morale que pour autant que la situation objective nous le permettra, nous mènerons le travail à bonne fin et nous sommes décidés à le mener quoiqu'il arrive.
Nous tâcherons de vous tenir au courant le plus possible de ce qui se passe ici et souhaitons que votre santé vous permette de le suivre, en attendant les jours meilleurs dont nous avons tous la certitude.
Recevez, chère camarade Sedova, notre salut affectueux.
P.S.: Excusez le décousu de cette lettre, nous avons peu de temps et nous ne voulons pas retarder cette lettre.
(*) Il s'agit de Mathieu Bucholz, qui avait adhéré au groupe dirigé par Barta à l’âge de 19 ans, fin 1941. Il fut enlevé et assassiné, le 11 Septembre 1944, sur l'ordre de responsables staliniens, après avoir été torturé (voir La Lutte de Classes, N° 67, 18 Septembre 1946). [N.d.l.r.]