Cher Camarade Lefeuvre,
Dans sa
brochure "Les
enfants du Prophète" que
tu as publiée, Jacques Roussel présente mon action d'une
manière tellement éloignée de la
réalité,
que je suis obligé de rompre un silence que j'aurais
préféré
continuer de garder. D'autant plus que, sous la plume de Roussel,
transparaît
une version du passé qui est celle des dirigeants de "Lutte
Ouvrière",
qui prétendent continuer sans Barta (tout en s'appropriant ses
actions
et ses écrits) ce que Barta leur a soi-disant enseigné.
Je
me bornerai à l'essentiel malgré les nombreuses
inexactitudes
de fait qui demanderaient pour être rectifiées, une
réponse
beaucoup plus longue.
Roussel
écrit : "Que devient le groupe
Barta durant la même période (1945-50) ? Il publie un
journal "Lutte
de Classes". La poignée de militants qui le compose s'est
attelée
à un obscur et patient travail dans certaines usines de la
région
parisienne, notamment chez Citroën et chez Renault... Il entend
par
son action faire la démonstration de la justesse de ses
conceptions
organisationnelles, de sa pratique, et provoquer ainsi une prise de
conscience
chez les éléments révolutionnaires militant au
P.C.I."
Mais "contrairement à ce que le groupe avait
espéré
la "démonstration" ainsi faite (la grève Renault) n'eut
aucun effet sur les militants du P.C.I." !
Ainsi dans une
période où nous pensions
que le principal danger était l'instauration d'un pouvoir fort
gaulliste
("Sous prétexte d'une Constitution, De Gaulle s'exerce au coup
d'Etat"
dans "La Lutte de Classes" du 11-6-1945), à une
époque
où nous espérions que la lutte anticolonialiste jouerait
un rôle décisif dans la chute du capitalisme mondial ("Le
soleil luit de l'Orient" dans "La Lutte de Classes" du
24-10-1945)
et où nous étions convaincus que, sans révolution
socialiste, une troisième guerre mondiale était
inévitable
à plus ou moins bref délai, notre action n'aurait eu pour
but que de faire une démonstration de "travail ouvrier" à
l'usage des autres organisations trotskystes ! Des poissons pilotes :
il
est vraiment difficile de présenter les choses de façon
plus
naïve !
En
réalité, si nous nous sommes trouvés
à la tête de la grève Renault d'avril 1947, c'est
que l'ensemble
de notre orientation (syndicale et politique) nous y avait
menés.
Dès octobre 1945, en effet, nous interpellions ainsi le P.C.I. :
"il s'agit de savoir... si le P.C.I.... est décidé
à mettre à l'ordre du jour la grève
générale
(politique contre De Gaulle)... pour la défense des
libertés
ouvrières... ce qui sera d'autant plus facile que la
situation
économique, par l'autre bout, met elle aussi à l'ordre du
jour le même moyen de lutte" (Lutte de Classes du
24-10-1945).
Mais le P.C.I., bien que possédant un plus grand nombre de
militants
que nous dans les usines (et pas seulement dans la région
parisienne),
était incapable de mener des luttes grévistes en
opposition
avec les dirigeants staliniens de la C.G.T. De même qu'il avait
emboîté
le pas au P.S. et au P.C. en préconisant comme eux la
participation
au référendum plébiscitaire de De Gaulle, de
même
il avait complètement capitulé devant l'appareil de la
C.G.T.
qui, à l'époque, était le principal garde-chiourme
dans les usines et s'opposait avec acharnement à toute
revendication
("Produire d'abord, revendiquer ensuite" dixit Thorez). Et pendant que
nous appelions les ouvriers à se soulever contre
l'appareil
cégétiste pour défendre leur droit à la
vie,
le P.C.I. se contentait d'une "opposition intérieure" dans le
but
de convaincre l'appareil (ou une partie de l'appareil) de passer du
côté
des ouvriers à une époque où P.C. et P.S.
participaient
au pouvoir !
Pour bien
comprendre à quel point la version
de Roussel (c'est-à-dire de "Lutte Ouvrière") est
invraisemblable,
il suffit de rappeler comment nous avons mené la
grève
Renault. Nous l'avons considérée comme le
début
d'une grève générale. Aussitôt la
grève
étendue à toute l'usine (le 29 avril), j'ai
rédigé
(le 30 avril) un tract, au nom du Comité de grève,
appelant
les travailleurs de toute la métallurgie à suivre
l'exemple
de Renault. Et, dans cette perspective, j'y posai une revendication
nouvelle
: l'échelle mobile des salaires, bête noire à
l'époque
de la C.G.T. et du gouvernement. Car, pour nous, tout
élargissement
de la grève devait se traduire par un approfondissement des
revendications .
Ainsi, à travers leurs propres luttes, les travailleurs devaient
acquérir une conscience de plus en plus large qui, dans le cas
d'une
grève générale, aurait atteint le niveau politique
sans lequel, pensions-nous, rien de décisif ne pouvait
être
fait par eux. Mais nos efforts vers Citroën, où nous
n'avions
plus de militants, furent enrayés par l'appareil de la C.G.T. et
la grève Renault resta provisoirement isolée.
Provisoirement,
car si les staliniens furent assez forts pour fractionner la
grève
générale, celle-ci éclata tout de même au
cours
des mois qui suivirent dans les secteurs décisifs (S.N.C.F.
notamment),
prouvant ainsi le sérieux de notre orientation.
J'espère que cette brève analyse incitera
à réfléchir ceux pour qui agir c'est comprendre.
Dans tout ce que nous entreprenions, nous ne regardions nullement le
nombril
des organisations se réclamant du trotskysme, mais seulement les
grands problèmes nationaux et internationaux : nous nous
efforcions
d'agir au niveau de l'histoire. Et l'histoire, à
cette
époque-là, faisait de la Révolution non pas un
motif d'exaltation dans les meetings et les fêtes
champêtres
mais une question de vie ou de mort non seulement pour l'Asie,
l'Afrique
et l'Amérique latine mais aussi pour toute l'Europe, y compris
occidentale,
où la situation de l'écrasante majorité des
travailleurs
était misérable et sans espoir.
Roussel
(c'est-à-dire L.O.) donne également
une fausse version lorsqu'il écrit que la conduite de la
grève
"fut un véritable chef-d'oeuvre d'organisation". En
réalité
nous avons commis - j'ai commis - la lourde faute d'accepter,
après
deux semaines de grève, un second vote demandé par la
C.G.T.
alors qu'une semaine auparavant les ouvriers avaient voté
à
une très forte majorité la poursuite du mouvement
jusqu'à
satisfaction de leur principale revendication : 10 F de l'heure pour
tous.
Naturellement ce second vote avait donné
une majorité pour la cessation de la grève. Et ce sont
les
ouvriers des départements 6 et 18 qui, non pas à
notre
appel mais spontanément, refusèrent de reprendre le
travail
et remportèrent ainsi le grand succès que fut le paiement
des heures de grève.
Par contre
l'action du S.D.R., sur laquelle Roussel
ne dit rien, fut, elle, menée de main de maître. Pendant
trois
ans le S.D.R. a été le facteur décisif dans
l'usine
: nous avons imposé la liberté d'expression face au
totalitarisme
des dirigeants de la C.G.T. ; nous avons imposé à la
direction
et à l'inspection du travail la reconnaissance légale du
S.D.R. ; nous avons empêché la C.G.T. de déclencher
une grève uniquement pour son prestige et - couronnement de tout
- nous avons imposé aux staliniens une unité d'action
sans
précédent : un meeting commun où chaque
organisation
a exprimé librement, à la même tribune, son point
de
vue sur la grève en cours. Ceci le 24 novembre 1949, en plein
stalinisme
!
Et le S.D.R.
n'a
pas succombé - comme l'écrit innocemment Roussel
selon
la légende répandue par L.O. - parce que l'épreuve
était au-dessus de nos forces, parce que nous étions
découragés
: il a disparu par suite d'une scission provoquée par Pierre
Bois.
Le déséquilibre était beaucoup trop grand entre
nos
tâches dans une situation politique extrêmement complexe et
l'inexpérience de nos jeunes militants. La politique qui
était
la nôtre de 1945 à 1950 exigeait beaucoup plus que le
courage
et le dévouement dont Pierre Bois et les autres membres de
l'Organisation
ont fait preuve avant et pendant la grève. Cette politique
exigeait
une largeur de vue à l'échelle nationale et
internationale
et leur horizon et leur expérience ne dépassaient pas le
cadre de l'usine. Il faut noter (car cela éclaire la situation
mieux
que tout) que notre travail ouvrier n'a pas été
élaboré
par les membres de l'organisation qui travaillaient en usine mais
créé
et orienté par Barta, intellectuel d'origine petite-bourgeoise !
D'ailleurs aucun des militants qui agissaient dans les usines
n'était
à l'origine ouvrier, Pierre Bois le premier.
Et quand, par-dessus le marché, les
nécessités
de la lutte m'ont obligé à signer des articles "Pierre
Bois",
nom qui était devenu pour les ouvriers le symbole de
l'Organisation
(les ouvriers du rang personnalisent toujours l'action) et que le
rythme
rapide et changeant des événements m'ont obligé
à
prendre des décisions qui n'étaient pas toujours
comprises
(je ne pouvais évidemment pas limiter notre action à ce
qui
était compris ou non par Pierre Bois
), cela a créé à la longue une situation intenable
pour lui.
Bien sûr l'insuffisance des
individus n'empêche pas une
organisation de se développer et d'accomplir son rôle
historique
si ses efforts trouvent auprès de ceux à qui elle
s'adresse
une réponse favorable. De nouveaux militants remplacent ceux qui
sont dépassés par les événements. Mais
à
aucun moment de notre action les travailleurs n'ont montré
qu'ils
avaient la moindre volonté de jouer le rôle historique que
nous attendions d'eux. Le contraste était complet entre
l'audience
considérable que rencontraient nos mots d'ordre quand il
s'agissait
de salaires et de revendications et l'indifférence, sinon
l'hostilité,
quand il s'agissait de notre politique antiraciste, anticolonialiste,
internationaliste.
Voilà la raison essentielle pour laquelle nos forces, de la
grève
à la disparition de l'organisation, ne se sont ni
augmentées
ni renouvelées : l'arbre prolétarien rejetait en fin de
compte
la greffe révolutionnaire. Ce qui, à terme,
était
une condamnation, nonobstant l'attitude de tel ou tel militant.
Et si depuis
1951 Barta est resté complètement
isolé malgré ses tentatives répétées
dans toutes les directions, c'est tout simplement parce que les
différentes
organisations trotskystes et autres n'ont jamais manifesté le
moindre
intérêt pour les idées et l'expérience dont
il était porteur, "Lutte Ouvrière" - les continuateurs
!!!
- pas plus que les autres. Possesseurs de recettes
révolutionnaires
salvatrices, les dirigeants de ces groupes agissent en dehors de
l'histoire
(Mai 1968 l'a bien confirmé) selon des formules et des
orientations
qui, valables il y a trente ans, le seront encore en l'an 2000 : quand
la Révolution est tarie à la source, son ombre n'est plus
reflétée que par des simulacres révolutionnaires.
Bien amicalement.
BARTA (A. MATHIEU).
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