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Le texte qui suit est un document interne à Lutte ouvrière distribué aux responsables et lu en préalable à la Mise au point de Barta dans toutes les instances de l'organisation. Signé Lutte ouvrière, il est en réalité de la main de son dirigeant.


    Tous nos camarades savent qu'un ancien militant de notre tendance que nous appelions Serge, et qui a exercé des responsabilités en province durant plusieurs années dans notre organisation après avoir milité au PSU, a cru bon, après sa démission, de publier sous le nom de plume de Roussel une histoire du trotskysme en France13.

    Bien entendu, nous n'avons pris aucune part, ni dans l'inspiration, ni dans la rédaction, ni dans l'édition de cet ouvrage sur lequel nous n'avons fait que des réserves (voir L.O. N°191).
    Aujourd'hui, un autre ancien militant -dont certains camarades, parmi les plus vieux, nous ont entendu parler sous le nom d'Albert (ou Mathieu, ou Barta)- à l'écart depuis bien plus longtemps, vient de publier une Mise au point concernant cet ouvrage. La démangeaison historienne est semble-t-il un prurit fréquent de la retraite...
    Il va sans dire que nous ne nous sentons concernés ni par l'ouvrage "historique", ni par la Mise au point qu'il a suscitée. Et nous ne souhaiterions discuter ni de l'un ni de l'autre. L'ouvrage de Serge (Roussel) est contestable du point de vue de la conception elle-même, alors qu'aurions nous à faire à discuter telle ou telle façon de voir les choses qui appartiennent à l'auteur et pas à nous, même quand il nous prête ses vues. Quant à la Mise au point, nous n'aurions pas souhaité, par respect pour ce que son auteur fut pour nous, polémiquer, aujourd'hui, avec son fantôme. Mais cette période de notre histoire est peu connue de nos camarades, et trop de gens s'intéressent plus à la petite histoire -aux petites histoires- qu'à la grande, nous avons donc jugé utile de faire connaître largement le texte d'Albert tout en disant ce que nous en pensons. L'ennui est que nous devons parfois, en passant, nous démarquer des affirmations de Serge, ce qui n'augmentera pas l'intérêt de ce commentaire. Nous nous en excusons à l'avance auprès de nos camarades.
    L'auteur de la Mise au point fut en effet un des principaux dirigeants de notre tendance en une époque importante. Il en fut pratiquement le fondateur en 1939-40. Il cessa toute activité en 1951, quand il découvrit, dit-il, que le prolétariat n'était décidément pas révolutionnaire.
    C'est encore cela qu'il tient à dire aujourd'hui aux jeunes générations : "L'arbre prolétarien" a rejeté "la greffe révolutionnaire" et "la révolution est tarie à la source", c'est ce qu'on pourra lire en conclusion de son texte.
    Alors pourquoi prendre la plume ? Pour communiquer sa propre démoralisation ? Pour justifier -auprès de qui ?- son propre renoncement ? Pour pouvoir écrire, dans un sursaut stérile : "J'ai écrit," "J'ai fait", "C'était moi" !
    Eh oui, c'était ! Et s'il était encore l'homme qu'il fut, il n'aurait pas manqué de voir que ces qualificatifs qu'il nous décerne, et qui se veulent ironiques, s'appliquent intégralement, d'après son texte lui-même, à sa propre action passée. Si nos actions d'aujourd'hui sont des "simulacres révolutionnaires" parce que la révolution est "tarie à sa source", et si le SDR a disparu parce que "l'arbre prolétarien a rejeté la greffe révolutionnaire", alors on ne peut que conclure que l'action de Barta n'était, elle aussi, qu'un simulacre révolutionnaire. Si un "jeune ouvrier" (pas même ouvrier de surcroît !) "sans expérience", avait quelques excuses à ne pas l'avoir vu à l'époque, que dire du militant dont la "largeur de vues" était "à l'échelle nationale et internationale".
    On ne peut mieux cracher sur son passé.
    Nous dirons aussi, en ce qui concerne "l'héritage", qu'un passé auquel on renonce ne nous appartient plus.
    Nous ne voulons ni reprendre, ni justifier ce qu'écrit Roussel car ce n'est pas, loin de là, ce que nous aurions eu à écrire dans un ouvrage qui se veut une histoire du trotskysme français, mais lorsqu'Albert dit que ce qui le déterminait c'était la situation, révolutionnaire ou pas, et non les autres organisations trotskystes, il a raison, bien sûr. Mais il a tort aussi. Non seulement tort par rapport à ce qu'il disait et écrivait à l'époque, mais tort aussi par rapport à ce qu'il faisait objectivement.
Bien sûr, lorsque Serge limite notre action au désir de donner un exemple aux organisations de la IVème, c'est enfantin. Notre organisation, que Barta dirigeait alors, avait d'autres ambitions. Mais ce que Barta oublie, ou ignore, pourquoi pas, c'est que par rapport aux organisations qui se réclamaient de la IVème Internationale, elle avait effectivement, aussi, cet objectif. Nous militions pour un regroupement révolutionnaire d'éléments du P.C. et du P.O.I. (P.C.I.), toute notre action le prouve, jusque et y compris notre action en direction de la IVème.
    D'ailleurs les conclusions actuelles d'Albert démontrent combien il fait encore dépendre ses actes du comportement des autres et non de la situation. Car, n'est-ce pas, il a suffi qu'un jeune ouvrier provoque une scission pour que l'organisation créée par Barta disparaisse ! Et il suffit que les dirigeants des différentes organisations trotskystes, dont ceux de L.O., ne marquent aucun intérêt pour les idées et l'expérience de Barta, pour que celui-ci soit réduit à l'inaction depuis 21 ans.
Ajoutons qu'Albert n'est pas le mieux placé pour juger de son propre passé, y compris du sens même de ses actes. Il sait peut-être, au maximum, s'il ne l'a pas oublié depuis, ce qu'il pensait alors. Mais les actions humaines n'ont pas que le sens et la portée que leur auteur leur prête ou leur souhaite. L'action de notre tendance de 1939 à 1949 s'inscrit objectivement dans un contexte plus vaste, qui commence bien avant et se prolongera encore loin dans l'avenir. L'action de Barta à la direction de cette tendance pendant cette période de dix ans le dépasse lui-même. Par bien des aspects. Le moindre est certainement que, bien après la démission de Barta devant ses propres idées, les gens qu'il avait contribué à éduquer et à former n'ont pas renoncé à ces idées. Idées que Barta avaient reprises des mains de gens qui les avaient abandonnées, pour les transmettre à qui serait susceptible de les recevoir. S'il n'y était pas publiquement affirmé un pessimisme réactionnaire que rien ne justifie, sinon le besoin de défendre sa propre inaction, nous aurions préféré oublier ce texte, comme nous avons ignoré celui de 51 où le même auteur affirmait les mêmes choses dans une lettre privée, car nous avons plus de respect pour le passé de son auteur qu'il n'en a lui-même.
    Quant à la fin du SDR (de l'UC), admettons un instant qu'elle n'ait pas été due à la démoralisation et au découragement, mais à une "scission", provoquée par Pierre Bois. Mais alors, qu'est-ce qui a fait qu'une scission a provoqué la disparition de l'organisation toute entière ? Albert le dit : de nouveaux militants ne sont pas apparus pour remplacer ceux qui étaient dépassés, les travailleurs n'ont pas voulu jouer le rôle historique qu'Albert attendait d'eux. Et c'est pourquoi Albert lui-même s'est retiré sous sa tente. Voilà un tableau qui, pour ceux qui militent, est bien celui du découragement et de la démoralisation. Il n'y a que pour ceux qui ont démissionné que c'est une explication "objective".
    Que de grands mots pour décrire une affaire, somme toute, mineure. Une douzaine de militants se sont séparés, regroupés, reséparés, regroupés autrement, en en perdant toujours quelques uns à chaque fois, jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien. Peut-on parler de scission ? Pour notre part, nous gardons ce mot pour des occasions plus dignes et nous préférons parler d'effondrement. Des excuses, nous ne nous en cherchons pas, car des responsabilités, nous en avons tous, militants de l'époque, dans cette fin. Mais ceux qui n'ont rien fait pour relever notre faible drapeau ont-ils plus le droit de parler que les autres ? Nous ne le croyons pas ! D'autant plus si c'est pour se détourner, en essayant de se draper d'une autorité déchue, du camp du prolétariat.
    Que nous reproche Albert à propos de notre brochure sur la grève de 1947 ? Cela se résume à ne pas avoir écrit que c'est lui qui dirigeait l'organisation à l'époque, et qui inspirait directement tous les actes de nos militants dans cette grève. Il considère que cette omission, volontaire, signifierait que nous nous attribuions, personnellement, les mérites de cette politique.
    Mais à quoi cela pourrait-il bien servir que nous fassions retentir cette sonnerie aux morts ? Pour nous, maintenant, c'est l'organisation et non un homme retiré, qui assumait cette direction. La même organisation avec ses militants de l'époque, presque tous disparus (pour l'activité), ayant chacun son rôle, un nom, un visage. La même organisation parce que nous l'avons choisie, élue, puisque nous y militions et que nous choisissons encore de nous en réclamer, bien que les démissions soient plus nombreuses que les fidélités. C'est non seulement notre droit, mais notre devoir puisque d'autres, pourtant mieux armés au départ, ne l'ont pas fait. Qui peut bien nous empêcher de nous réclamer de la Première Internationale, de la Seconde, de la Troisième, ou de la Quatrième ? Peut-être, à la rigueur, ceux qui en usurpent aujourd'hui la succession, mais sûrement pas ceux qui y ont renoncé.
    Cela ne nous a jamais gêné, tous nos camarades le savent, de dire ce que nous devons aux uns et aux autres. Mais pourquoi dans une brochure publique parlerions-nous de Barta ? Qui est Barta maintenant ?
    Qui (et cela juge son besoin puéril d'affirmer que tels textes signés Pierre Bois sont de lui) connaîtrait l'existence de Barta-Mathieu-Albert si, Roussel, en passant chez nous, n'avait appris son existence et son nom en même temps que son rôle et n'avait cru bon d'en parler dans sa petite histoire !
    Quand nous faisons nôtre un capital, nous n'avons pas besoin de dire que nous l'avons créé. Il n'y a que ceux à qui il n'appartient plus qui peuvent en éprouver le besoin, surtout s'ils n'ont rien d'autre pour se justifier qu'un grand désert de plus de vingt ans, jusqu'à des faits somme toute insignifiants au regard de l'histoire.
    Il est resté isolé malgré ses tentatives dit-il. En ce qui nous concerne c'est une contrevérité plus que flagrante. Et quelles sont donc les idées et l'expérience dont les organisations trotskystes ne veulent pas ?
    Le fait que le prolétariat n'est pas révolutionnaire ! Que voilà une notion que bien des camarades nous ont exposée, surtout pour nous expliquer pourquoi ils rejoignaient le giron de leur milieu social d'origine.
    Et, pourquoi pas, qu'il faudrait en conséquence se tourner vers d'autres classes sociales ! On comprend la déception de Barta. Voilà qui aurait du intéresser au moins les dirigeants des autres organisations trotskystes. La caution du leader de la grève de 1947, voilà qui pourrait apporter du vent à leur moulin. Malheureusement pour Barta, il y a vingt ans, ils n'en étaient pas encore à affirmer cela pour l'Europe et, maintenant, la grève de 47 est trop loin dans leur mémoire.
    Nous aurions pu ne pas répondre à tout cela. Cela s'adresse plus à ce que Serge (Roussel) a cru retenir de son passage dans nos rangs, qu'à ce que nous aurions écrit nous-mêmes. Ils auraient pu s'expliquer ensemble. Ils ont d'ailleurs des points communs, quoiqu'ils l'ignorent : à part un commun défaitisme, le besoin de citer des noms de l'un rejoint la passion d'être cité de l'autre.
    Nous publions donc ce texte malgré notre aversion pour la petite histoire, au singulier ou au pluriel, car nous avons toujours pensé qu'on doit être responsable de ses écrits publics. Il pourra malgré tout servir à édifier des camarades plus jeunes.
Lorsque nous apprenons à nos camarades à ne pas avoir d'amour propre d'auteur, à ne signer qu'avec détachement, souvent les uns pour les autres, nous leur apprenons à laisser à la porte l'individualisme et à n'avoir d'autre amour propre que de parti.     Leçon que nous avions retenue d'Albert, justement.
    Mais lorsqu'on voit, vingt ans après, que ce que nous pensions être, à l'époque, le fait d'un homme disparaissant dans son oeuvre, est renié par le même homme, lorsqu'on voit qu'il souffre de ne pouvoir montrer sa signature partout (alors que personne ne la récuse, à part lui !) alors on voit vraiment qu'un militant n'est un homme véritable, fort, heureux, que tant qu'il milite, au sein de son organisation. Sinon en dehors, il n'est plus que lui-même...
LUTTE OUVRIERE
Octobre 72
"Que les fatigués et les sceptiques restent à l'écart : les jeunes et les militants ouvriers qui ne veulent pas capituler devant l'impérialisme se mettent à l'école des idées de la Quatrième Internationale".
Barta (1944)