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chronologie 1972 |
Lettre de Louise
(Irène)
à la direction de Lutte
ouvrière
Décembre
1972.
Camarades,
J'ai pris connaissance avec surprise et peine de la réponse que vous avez faite à la Mise au point de Barta. Venant de votre part, qui revendiquez comme votre principal mérite de combattre les méthodes malhonnêtes au sein du mouvement ouvrier, une pareille attitude enlève toute justification morale à votre existence indépendante parmi les autres groupes "révolutionnaires". Tout en affirmant que "cette période de notre histoire (1939-1951) est peu connue de nos camarades", vous n'apportez aucun éclaircissement à ce sujet. Et pour cause. Cette période, sauf pour Bois de 1947 à 1949, n'est nullement, ou très peu, votre histoire. En revanche, vous vous permettez cette affirmation monstrueuse : "un passé auquel on renonce ne vous appartient plus" ! Voilà qui explique, enfin, pourquoi une brochure écrite par Barta en 1940 (La 2ème Guerre impérialiste mondiale), document historique, puisqu'il a été le seul à analyser correctement les perspectives du conflit et à défendre une position internationaliste au moment de la débâcle française, a été publiée par vous comme un document anonyme de l'Organisation -inexistante à l'époque ! Pourquoi une collection de Luttes de classes du temps de l'occupation allemande est réimprimée sans un mot ou une allusion à leur auteur, et que le Rapport sur l'organisation de 1943 est reproduit dans les mêmes conditions. De pareils procédés ont des précédents : nous appelons cela du stalinisme. Et au moment où les staliniens eux-mêmes commencent à parler du rôle de Trotsky dans la révolution russe, vous choisissez vous, de donner de Barta une image ridicule, après l'avoir tout simplement fait disparaître des textes et des actions dont il est l'auteur. Mais en l'occurrence la référence au passé n'est pour vous qu'un alibi pour créer chez vos militants un réflexe de discipline sans réflexion politique, et de justifier votre propre rôle dirigeant. "L'auteur de la mise au point fut en effet l'un des principaux dirigeants de notre tendance à une époque importante", écrivez-vous. Quels furent les autres ? Nommez les. Y en avait-il, hormis de jeunes camarades qui s'éveillaient seulement aux idées socialistes, suivaient des cours d'éducation et faisaient leur apprentissage ? Pourquoi parlerions-nous de Barta ? dites-vous. En effet, laissons les morts avec les morts, mais prenons leur dépouille pour nous en revêtir. Et c'est ainsi qu'on en arrive tout simplement à falsifier l'histoire dont vous assumez soi-disant l'héritage. A commencer par l'histoire de la grève Renault, "fait d'armes" de l'organisation. En 1971 vous avez publié une brochure sur la grève Renault d'avril 47, où le western le dispute au conte de fées, dans l'esprit de France-Dimanche et de son petit ouvrier de 25 ans. Lorsqu'à l'époque j'avais fait remarquer à la camarade D. que cela revenait à falsifier l'histoire, elle avait convenu que la brochure pêchait par omission. Omission, en effet, puisque dans cette brochure il y a une grande absente, l'organisation. On voit bien apparaître les Jeunesses socialistes et leur historique camionnette à haut-parleur, mais nullement les militants de l'U.C. Pourquoi cet oubli ? Il y a semble-t-il, chez l'auteur, un réflexe analogue à celui de Séguy déclarant : "Cohn-Bendit connais pas". Quand il est dit dans votre brochure que, le 1er mai, "le comité de grève tire un tract à 100.000 exemplaires qui sera diffusé sur le parcours du défilé", Barta a raison de rétablir la vérité dans sa mise au point en écrivant : "j'ai rédigé (le 30 avril) un tract au nom du comité de grève appelant les travailleurs de toute la métallurgie à suivre l'exemple de Renault". Car sans sa direction politique, cette grève aurait été l'une quelconque des innombrables luttes revendicatives que mènent les ouvriers. Quel sens y a-t-il à parler de la grève Renault, si ce n'est pour expliquer en quoi elle était différente d'une autre ? S'il est vrai que sans Bois -sans sa détermination et la confiance qu'il inspirait aux ouvriers- la grève n'aurait pas été possible, il est non moins vrai que les décisions du comité de grève étaient guidées par la volonté du mouvement de masse soutenu par tout l'organisation, le rôle des camarades extérieurs à l'usine étant aussi déterminant que celui des militants de l'intérieur. La valeur d'exemple de la grève, c'est qu'elle a révélé la capacité d'une avant-garde trotskyste à s'intégrer dans les événements et à en prendre la direction. Non sans un long travail de préparation : si une année auparavant, le 1er mai 1946, un de nos camarades (Louis 1), travaillant à l'usine Thomson dans le 15ème, a eu le courage de porter seul dans le défilé de la CGT une pancarte "Echelle mobile" -mot d'ordre banni à l'époque par la CGT- c'était une directive politique (de Barta) et non le geste spontané d'un ouvrier. Si l'U.C. a été en 1945 la première à vendre un journal trotskyste aux portes des usines, ce n'était pas non plus une action tentée au hasard. A l'objection des camarades que chez Gnôme-et-Rhône, fief stalinien, 600 staliniens s'attaqueraient à nous, Barta a répondu que s'il y avait 600 inscrits à la CGT, une trentaine seulement étaient des membres "disciplinés" du PC. Et l'expérience lui a donné raison. Mais ce n'est pas seulement la grève Renault qui est "revue et corrigée" par vous. Quand Barta parle du SDR et des raisons de sa disparition, tout votre commentaire se résuma à ceci : "que de grands mots pour décrire une affaire, somme toute mineure". Et pourtant ceux qui ont vécu, ou étudié, cette expérience, savent que la création du Syndicat -décidée à la suite d'un choix politique et non pas au hasard- a posé au groupe que nous étions des problèmes beaucoup plus complexes que la grève de mai elle-même : élaboration et défense des revendications, action de masse avec ou sans les dirigeants syndicaux, lutte pour l'unité d'action, pour la représentativé du SDR, pour un système électoral démocratique des délégués, etc. Ce travail s'est reflété dans 42 numéros de La Voix des Travailleurs, des milliers de tracts, des meetings, un travail d'éducation impulsé par les éléments non ouvriers du groupe. En octobre 49, le SDR a réussi à imposer l'unité d'action de toutes les organisations syndicales dans un cartel. Pour la première fois, la CGT s'est trouvée ainsi obligée de discuter et de compter avec des trotskystes déclarés, ou comme le dit Barta dans sa mise au point : "Nous avons imposé aux staliniens une unité d'action sans précédent : un meeting commun où chaque organisation a exprimé librement, à la même tribune, son point de vue sur la grève en cours. Ceci le 24 novembre 1949, en plein stalinisme !" C'était là également le résultat d'une analyse politique, qui n'était pas acceptée par tous les camarades. Dans le bulletin du SDR du 17 janvier 1950, Bois précisait dans une mise au point que "les écrits du journal La Lutte de Classes, organe de l'Union communiste (trotskyste) n'engagent en rien la responsabilité du SDR". Et dans le bulletin SDR de mars 1950 il commentait : "la grosse erreur c'était de s'illusionner sur l'unité à la tête, c'était de croire que l'expérience du cartel suffisait pour avoir la victoire". Cet épisode, qu'on l'explique comme on voudra, a bien existé dans notre histoire. Mais chez vous la bassesse du propos remplace l'argumentation. Déjà dans La Lutte de Classes (n°1, nouvelle série) qui reparaissait le 12 janvier 1950 après 33 mois d'interruption, Barta expliquait que la disparition du journal (remplacé par La Voix des Travailleurs de chez Renault) avait été "provoquée... par notre premier succès décisif". Des exemples de ce genre il en existe d'autres dans l'histoire du mouvement ouvrier. A défaut du développement d'un courant révolutionnaire, le succès de la grève et l'engagement politique qu'il réclamait de nous a fait succomber l'organisation. Cette analyse se trouve dans ce même numéro 1 de La Lutte de Classes. Seuls ceux qui mènent le train-train d'une politique à la petite semaine sont à l'abri de ce sort. Quand Barta dit que "l'arbre prolétarien a rejeté la greffe révolutionnaire", cela peut être vrai pour une époque et pour une période (à moins de penser que la conjoncture politique est nécessairement toujours ascendante). Aux jeunes militants de faire la preuve que cela n'est pas une vérité éternelle : la retraite ou même l'abandon d'anciens militants n'a jamais empêché les jeunes générations de persévérer et de monter sans cesse à l'assaut de la vieille société. Mais si cet "ancien militant" ne mérite que vos réflexions méprisantes, quelles sont les garanties que vous offrez, vous, dont la pensée politique n'a encore jamais eu l'occasion de s'illustrer ? Les leçons de morale ne peuvent camoufler l'indigence des idées. Et "l'amour propre de parti", derrière lequel vous vous réfugiez, ne peut, pour un socialiste, tenir lieu de pensée, d'esprit critique, et de respect de la vérité. Irène.
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