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Lettre de Lucienne à la direction  de Lutte ouvrière
Le 8 Janvier 1973
Camarades,
Je vous confirme, par la présente, ma démission de l'organisation.
Tout d'abord, je tiens à préciser que cette démission n'est absolument pas motivée par mes désaccords avec cette organisation, car jamais ces désaccords, exprimés ou non, ne m'auraient amenée à me retirer.
En effet, depuis longtemps, je déplorais l'absence d'une vie politique réelle au sein de l'organisation, l'absence d'objectifs clairement définis et, corollairement, l'absence d'une stratégie élaborée en vue d'une intervention consciente et efficace dans les événements. Chaque fois qu'un mouvement important s'est produit, nous nous sommes trouvés en dehors et, dans les meilleurs des cas, nous nous sommes contentés de suivre.
De même, plus d'une fois, j'ai ressenti nos méthodes organisationnelles comme une application caricaturale de principes vidés de tout contenu réel, du fait même de l'absence de la politique qui aurait dû constituer leur justification.
Mais je mettais beaucoup d'espoir dans le recrutement de jeunes éléments pour susciter un réveil de notre vie politique, une élévation de notre niveau théorique et, par là même, une refonte de nos méthodes organisationnelles.
Tant que je n'ai pas eu à mettre en doute l'honnêteté de notre organisation, j'ai estimé que j'y avais ma place et qu'il m'appartenait, à moi comme aux autres, de travailler à sa transformation et à l'élimination de ses faiblesses.
Malheureusement, les réactions de sa direction à la Mise au point de Barta, et ensuite à la lettre d'Irène, m'ont prouvé que je me trouvais en présence de méthodes délibérément malhonnêtes.
Pour justifier qu'on a réédité la brochure de 1940, le Rapport sur l'Organisation de 1943, les Lutte de Classes de l'occupation ou la brochure Socialisme ou Barbarie sans référence à leur auteur, on prétend que c'est pour respecter une règle d'anonymat apprise de ce dernier. Mais cet anonymat n'a de valeur qu'en tant que mesure de conspirativité, et n'a rien d'un "principe" révolutionnaire.
En fait, cette belle règle d'anonymat a été oubliée quand il s'est agi de publier, sous la signature de Pierre Bois, la brochure sur la grève de 1947. Et tout au long des pages de cette brochure, on attribue au même Pierre Bois, et à lui seul, la paternité et la direction du mouvement, avec le sens politique que cela implique. Pas une seule fois il n'est indiqué que, derrière les actes de "Pierre Bois", il y avait une organisation, l'Union Communiste, qui délibérait, élaborait une stratégie que les camarades travaillant à l'usine se chargeaient d'appliquer, avec Pierre Bois comme porte drapeau. Pas une seule fois non plus, il n'est mentionné que les textes signés "Pierre Bois", pendant la grève et après, dans La Voix des Travailleurs, étaient rarement de sa main.
Quelle importance, dites-vous : "Pour nous, maintenant, c'est l'organisation, et non un homme retiré, qui assumait cette direction". Le parti bolchevik s'est-il jamais permis de s'approprier et de rééditer les oeuvres de Plékhanov ou Kautsky, sans référence à leur auteur, sous prétexte que postérieurement, ils ont renoncé à défendre les idées qu'elles contenaient ?
Quand Barta sort du silence pour rétablir la vérité, au lieu d'engager une discussion avec lui sur ses prises de position, passées ou actuelles, on se contente de le ridiculiser et de le présenter aux jeunes camarades comme "un débris". Pour des gens qui se reconnaissent comme ses élèves et se prétendent ses continuateurs, c'est une attitude pour le moins étrange.
Mais vous allez plus loin : vous prétendez qu'il n'a plus droit à son oeuvre car -chose inouïe- "un passé auquel on renonce ne nous appartient plus."
J'aurais aimé que, pour une fois, malgré vos principes d'anonymat, le rédacteur d'une pareille phrase, à laquelle on ne peut trouver d'équivalent dans toute l'histoire des falsifications, se soit fait connaître.
Et quand Irène, indignée, intervient à son tour pour relever la malhonnêteté du procédé et rappeler que le seul fait d'armes de l'organisation actuelle, sa seule référence, c'est... la grève de 47 dans laquelle aucun de ses membres, sauf Pierre Bois, n'a joué de rôle déterminant, on décrète que sa lettre prouve qu'elle est idiote ou folle ; qu'elle aussi a "démissionné" et n'a donc aucun droit de juger les camarades, feignant d'ignorer celle qu'elle a représenté et représente encore pour nous tous, oubliant l'aide qu'elle s'est efforcée de nous apporter.
Les camarades qui osent dire cela d'elle la connaissent suffisamment pour savoir pertinemment qu'elle n'est ni folle, ni idiote. On est en droit de se demander si, ayant le pouvoir, ceux qui portent de telles appréciations hésiteraient devant l'asile psychiatrique.
Du fait même que j'ai participé à l'activité de l'ancienne Union Communiste, me taire et continuer à militer au sein de l'organisation actuelle, équivaudrait à cautionner l'attitude de ses dirigeants et à prendre à mon compte leur comportement vis-à-vis des camarades Albert et Irène.
Pour moi qui ai milité à leurs côtés depuis 1939, qui ai appris d'eux que le premier devoir du révolutionnaire est l'honnêteté foncière, quelles qu'en soient les conséquences, je ne puis rester dans une organisation où ce principe est bafoué.
Le 8 Janvier 1973
LUCIENNE