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Le 16-3-1976

    Cher camarade,
    J'ai été très surpris par ton avant-propos. A la suite du long silence que tu as gardé après les quelques lignes volontairement tranchées que je t'avais écrites en automne dernier, j'avais espéré que tu avais réfléchi un peu sur ce que c'est que de dégager des points de repère solides dans l'histoire.
    Mais c'est pire que jamais !
    La question capitale, du point de vue historique (qui dépasse de loin la personne de Barta, car c'est un test des plus importants pour notre époque) est la suivante : Barta a-t-il "renoncé", s'est-il "retiré" (comme tu l'affirmes obstinément avec une surprenante légèreté, bien que je t'aie indiqué que les documents prouvent le contraire) ou bien a-t-il été contraint de cesser le combat, faute de combattants ? Ce n'est pas du tout la même chose, non pas du point de vue du sort de Barta, encore une fois, mais quant à la possibilité de donner une réponse révolutionnaire (dans le sens trotskyste, qu'il faut au préalable étudier et assimiler ...chez Trotsky) aux problèmes de notre temps. Si la vérité historique n'est pas celle de la Mise au point (jamais une avant-garde, même très restreinte, ne s'est manifestée à la base sur des questions politiques parmi les travailleurs qui, sur le terrain revendicatif, ont montré non seulement de la combativité mais ont pris des initiatives dans la lutte), il faut avancer des faits historiques qui prouvent le contraire ! Personne n'est capable d'en trouver !
    Or que fais-tu ? Après "l'explication" abracadabrante que tu as "élaborée" à la suite de ta première entrevue avec Bois (voir note 1) -ou est-ce lui ?- tu te raccroches à ...Péret (1), qui m'a écrit en 1951 que mon pessimisme était injustifié ! Je n'ai jamais écrit à Péret qui, bon poète, n'avait strictement aucune expérience politique. J'avais rédigé pour Monatte, qui voulait un article pour la R.P.(2) , des notes (elles sont chez Louise) que Péret a lues (la Mise au point en reprend l'idée de base) J'avais donné un titre très important à ce projet d'article : "Efficacité et limites de l'initiative révolutionnaire"... Péret l'a trouvé "pessimiste". Mais en politique "pessimiste", "optimiste" ne veulent strictement rien dire. Seuls les objectifs qu'on se fixe et les moyens qu'on met en action pour les atteindre ont une signification.
    Et la liste est longue et importante des tentatives (des actions !) que j'ai faites pour continuer....
    Mais supposons un instant que cela voulait dire quelque chose. Péret écrivait en 1954 et nous sommes en 1976 ! Quels sont les faits historiques qui ont infirmé mon "pessimisme" de 1954 ? Aucun. Tous ont confirmé, et hélas bien dépassé, mon analyse.
    Barta a cessé le combat faute de combattants. A la libération, nous avons perdu -assassiné- notre principal camarade, avec Louise, dans le domaine de l'organisation : Mathieu Bucholtz. Quelques semaines avant la grève Renault, un tiers environ (plutôt plus) de l'organisation avait fait faillite. Le camarade Goupi, qui avant Bois était notre principal militant d'usine, a rompu (suivi de quelques autres militants extérieurs) avec nous en posant carrément la question de l'agitation dans les usines. Il voulait revenir en arrière, à l'époque où notre principale activité c'était des réunions de groupes étudiant la Révolution (en chambre!) et où l'action principale consistait à diffuser quelques numéros de L. de C. autour de soi ! (Au moins Goupi a eu le mérite de poser la question politiquement).
    Or, la grève Renault et le S.D.R., s'ils nous ont fourni un terrain d'action formidable et des aides occasionnels ou permanents pour les questions d'usine, ne nous ont procuré aucun militant nouveau ! On aurait pu supposer que, de l'extérieur, des militants trotskystes viendraient nous aider. Au contraire ! Les dirigeants, en conservant la même attitude que par le passé, ont essayé de nous saboter et, "à la base" une cellule PCI ayant voulu nous rallier, il a suffi que Craipeau leur fasse un "speech" pour que tout rentre dans l'ordre.
    Ensuite il y a eu la scission Bois, fin 1949, sous de misérables prétextes. Les documents sont là. Quant au dirigeant réel de L.O., Hardy, il ne faisait plus partie de l'organisation dès avant la grève. Qui a cessé de combattre, qui s'est retiré ? Barta ou les fondateurs principaux de L.O. (pour quelques raisons que ce soit) dans une période déterminante, celle de l'après-guerre ? Hardy avait au moins l'excuse de son très jeune âge (note 2). Après la scission, Barta a essayé, avec Louise, Pichot et Gelé (principalement) de relancer, début 50, la véritable action, politique, trotskyste. Une dizaine de numéros L. de C. imprimés (3) furent publiés qui ne rencontrèrent aucun écho (et il faut les lire pour se rendre compte de quelle manière claire et élevée étaient posées les questions !) exactement comme n'avaient rencontré aucun écho nos organes politiques de 45-47 ! Les travailleurs ne se souciaient pas de "faire de la politique". Ensuite, début 51 (je crois) nous avons lancé un bulletin ronéotypé (V.d.T. Renault) jusqu'au jour où, ne rencontrant aucun écho, Pichot et Gelé sont venus me dire qu'ils ne pouvaient plus continuer. Bois et ses acolytes nous ont laissés nous débattre sans broncher ! C'est cela la lutte révolutionnaire (note 2). A la même époque, ou un peu plus tard (je vérifierai je possède des lettres), nous avons essayé de collaborer avec des trotskystes de La Vérité... Peine perdue.
A l'occasion de la guerre de Corée, nous avons lancé, Louise et moi, un appel pathétique (4), vu le danger réel de guerre mondiale, à Bois et Cie, pour que nous nous réunissions, sans liens organisationnels, pour faire quelque chose. Il faut lire leur réponse lamentable.
    Par la suite, en 1956, pendant la crise ouverte par Suez, j'ai essayé de publier un bulletin ronéotypé avec Hardy (5). Mais je me suis heurté aux mêmes difficultés qu'avant : le manque d'"horizon" socialiste véritable, disons-le, de culture (car il n'y a pas de dirigeants socialistes sans culture véritable).
    Enfin en 1964, Louise m'a amené Bois pour tenter une collaboration  entre moi et L.O. Il faut lire la correspondance (6) échangée à cette occasion pour comprendre pourquoi cela n'a pas abouti et qui posait les questions d'une manière... révolutionnaire !
    Pourquoi cette obstination de ta part à fermer les yeux, à "glorifier" Barta sans faire de peine à L.O. ? Cela provient d'un désir profond, acharné, inconscient, que j'ai rencontré tout au long de mon activité (surtout chez les militants staliniens de base) de refuser la réalité pour ne pas être obligé à renoncer à ce qui reste le seul point d'appui. Et tu ne trouves rien d'autre que L.O. qui réponde à tes aspirations et tu inclines vers eux (ce que je trouve très bien). Mais écrire l'histoire, c'est tout autre chose que ce que tu tentes de faire ! Songe aux milliers de militants ou sympathisants P.C. qui, encore maintenant, ne peuvent admettre qu'ils ont risqué leur vie pour un Staline sanguinaire ! (aucune comparaison, bien entendu, je m'empresse de le préciser, car Dieu sait ce que l'on pourrait tirer comme idiotie de cette phrase, avec les dirigeants L.O. actuels). Mais Trotsky a écrit quelque part : "Si Staline avait pu prévoir ce à quoi son action l'a conduit, il aurait reculé d'horreur". Il faudrait méditer cette phrase profonde que je cite de mémoire.
    Au lieu de proclamer que seul "le groupe L.O. entend assumer" la continuité, tu aurais dû te poser et poser la question suivante : Si L.O. continue l'U.C. comme elle le prétend, pourquoi a-t-elle effacé Barta de l'histoire, tout en se référant à ses écrits et à ses actions comme à sa plus grande gloire ? Est-ce compatible avec une mentalité honnêtement socialiste ? Leur "sens moral" serait-il celui des curés (qui se manifeste dans les petites choses pour mieux cacher les grandes) ?
Et tu aurais dû en même temps te rappeler que les staliniens, avant d'exécuter les dirigeants bolcheviques, ont commencé par falsifier leur histoire (avant de la supprimer, aussi). Sinon à quoi sert l'histoire ?
    Par ailleurs, en schématisant un peu, ton avant-propos revient à dire que le plus grand mérite de Barta a été... de permettre à L.O. d'exister !!! Voilà le résultat des "tâches gigantesques" qu'il s'était fixées !
    Quand tu parles de forces "monstrueusement faibles" qui se posaient des "tâches gigantesques", tu ignores (et c'est normal) comment se font les changements historiques : non pas avec des appareils (qui conservent l'histoire dans un bon ou mauvais sens) mais avec des individus et groupes qui expriment une nécessité historique en train de se réaliser.
Qu'étions-nous face à l'appareil stalinien chez Renault en mars-avril 1947 ? Une poignée ! Mais nous avons misé, prévu et préparé activement la révolte des travailleurs contre l'union sacrée pour la production ! Fais-toi expliquer par Louise le vrai déroulement de l'action. Bois joue le rôle principal dans l'usine, mais c'est l'U.C. dans son ensemble qui seule rend possible cette action. L'U.C. donc entraînant les ateliers 6 et 18, cela nous permet ensuite de lancer un appel à la généralisation, etc... (tache d'huile).
    Tu fais ressortir qu'à la différence d'autres groupes trotskystes qui se réclament de la "Résistance", L.O. se réclame de "l'internationalisme". "Paroles verbales", comme dirait le Canard enchaîné. Car la seule possibilité d'être internationaliste, c'est d'être lié organiquement à d'autres organisations "nationales" et de prendre toutes les décisions de base avec elles. Est-ce le cas de L.O. ?
    Et L.O. est révolutionnaire en l'absence, depuis 20 ans, de tout acte révolutionnaire ! Il faut raisonner comme un enfant pour croire que les "intentions" révolutionnaires peuvent se mettre "en conserve" pour le "grand moment". Nous-mêmes (je te l'ai vainement expliqué) n'avons pu être réellement révolutionnaires qu'avec la rupture historique chez Renault, qui était un saut dans l'inconnu (et c'est surtout cela la Révolution), mais par la suite, après le tournant stalinien CGT de novembre 47, nous avons été réduits aux revendications quotidiennes d'usine, tâche plus qu'honorable, mais qui n'avait rien de révolutionnaire... Et c'est cela qui inquiétait Sedova !
    Je précise qu'en avril-mai 1947 les travailleurs de la Régie, même les plus actifs, n'ont pas suivi "des trotskystes", mais un comité de grève dont ils ignoraient totalement l'idéologie. Et ceci vaut aussi pour le S.D.R.
    Pour terminer, notre recrutement. Tu crois naïvement, parce que tu as lu le Rapport sur l'organisation (7), que l'originalité de notre groupe résidait là. C'est vraiment comique de voir comment on interprète après coup la réalité.
Notre recrutement, et Louise est mieux placée que personne pour t'en parler puisque c'est surtout elle qui l'a effectué particulièrement de 1939 à 1942 (sans elle notre organisation n'aurait pas existé !), c'était un recrutement fait au hasard des liaisons personnelles, surtout de jeunes sans aucun passé politique véritable, que nous avons formés au prix d'efforts très grands, et non pas des militants formés dans leurs propres luttes (voir: Efficacité et limites déjà cité). C'est notre politique qui constituait l'originalité du groupe et nos militants se sont formés en luttant pour les objectifs assignés dans la lutte réelle et non pas par la lecture du Rapport sur l'organisation (pendant la guerre !).
    Je n'ai pas grand espoir qu'on me comprenne, car, encore une fois, il ne s'agit pas d'un effort intellectuel. Mais j'écris tout cela pour ne plus y revenir (quel pessimisme !!!)
    Tu as entrepris de toute façon une tâche écrasante même pour une équipe qualifiée et il vaut mieux que, pour ton diplôme, tu te contentes de présenter des documents qui parlent clair et où le lecteur puisse trouver des points d'appui solides.
    J'aurais continué à me taire si Roussel n'était pas intervenu dans un sens complètement faux, car je n'ai écrit que quand j'ai pensé pouvoir donner des objectifs positifs. Mais si j'avais tort, L.O. n'aurait pas été obligée de falsifier si grossièrement et si totalement son histoire et celle de l'U.C.
    Comble de l'ironie : c'est au moment où parmi certains staliniens s'esquisse timidement la volonté de reprendre langue avec la vérité historique que les "historiens" trotskystes mentent grossièrement (L.O., Franck, Craipeau) ou inventent une histoire sans preuves (Roussel). Ce serait grotesque que mon aide aboutisse au même résultat !
Meilleurs sentiments
Barta
NOTES
    (1) Tu aurais pu te renseigner directement auprès de Barta pour savoir dans quelles conditions il s'est formé. Aurait-il pu donner une expression adéquate aux luttes économiques des travailleurs à la base de 1945-47, les mobiliser dans l'action pendant presque 3 ans (avril 47, fin 49) s'il n'avait eu une formation autre que clandestine ? Sache que s'il s'est formé (Bois ne connaît absolument pas son passé), quant aux méthodes d'organisation, en Roumanie dans la clandestinité (1932-33), politiquement il a eu la plus grande école possible pendant une longue période avant la guerre : la lutte des travailleurs en France, antifasciste donc politique d'abord, en 1934 et 35, économique ensuite de 1935 à 1939 (naturellement ces deux aspects s'entremêlent). Il a participé directement à la lutte antifasciste non seulement au Quartier Latin, mais aussi dans les meetings des quartiers populaires (13e, 14e et 15e arr.) où il lui est même arrivé de prendre la parole à côté de militants communistes ou socialistes -sans parler de sa participation aux manifestations immenses de masses !
    (2) Pourquoi ont-il attendu plusieurs années dans l'inaction, en nous laissant périr en pleine lutte (pessimistes ou pas) avant de s'apercevoir que la Révolution ne pouvait pas se passer d'eux ? En fait, ils se sont aperçu qu'ils ne pouvaient pas se résigner à n'être plus qu'eux-mêmes...