retour accueil retour chronologie retour chronologie 1947
  
 
Prolétaires de tous les pays, unissez-vous
La Lutte de Classes
Organe de l'Union Communiste (Trotskyste)
 
N°89      Bimensuel (B.I.)
  CINQUIEME ANNEE
26 AVRIL 1947
 Le N°: 4 francs
  
 
Les travailleurs rejettent les renégats
    "Les choses allaient elles mieux quand De Gaulle était le maître absolu de notre politique ?" Voilà tout ce que Thorez, dans son discours du 24 avril, peut opposer aux arguments et à la démagogie de "sauveur" de l'ancien Président du Gouvernement.

    Non, les choses n'allaient pas mieux sous De Gaulle. La même gabegie, la même corruption, le même manque de démocratie et les mêmes privations que maintenant étaient endurées par le peuple. Mais Thorez n'était-il pas, lui aussi, dans le Gouvernement de De Gaulle, n'avait-il pas endossé toutes les mesures que De Gaulle a trouvé bonnes de prendre, ne nous l'a-t-il pas vanté comme un véritable démocrate ? Et ce que les masses travailleuses auraient voulu, c'est précisément que les prétendus dirigeants de la classe ouvrière, les Partis qui se disent communistes et socialistes, fassent AUTRE CHOSE que ce que De Gaulle a fait, qu'ils présentent un bilan de réalisation qui représente tant soit peu UN PROGRES par rapport à l'ancien Gouvernement.

    Depuis plus de deux ans, la bourgeoisie, qui condamne les masses aux plus dures privations pour continuer son pillage en France et dans les colonies, utilise les services des soi-disant communistes et socialistes pour empêcher le peuple de se révolter. Tout d'abord, les Thorez ont trompé les espoirs que les ouvriers avaient mis en eux avec des promesses pour l'avenir ; maintenant que ces promesses ont fait faillite, ils utilisent l'épouvantail de la réaction ; "contentez-vous, avec nous, de serrer votre ceinture, car sans nous, vous recevrez par-dessus le marché la trique de De Gaulle".

    Seulement, si les masses se résignaient à se serrer la ceinture "démocratiquement", elles finiraient par avoir aussi, par-dessus le marché, la trique de De Gaulle.

    Car, quel est le véritable danger ? Le véritable danger, c'est que les travailleurs soient réduits physiquement et moralement à un point où ils ne puissent plus opposer leur action DE CLASSE aux entreprises de la bourgeoisie, qu'elles soient économiques ou politiques. De Gaulle n'est pas parti faute d'une majorité électorale ; au contraire, il avait recueilli au premier référendum une majorité écrasante de "oui-oui" ; il a dû partir parce que les travailleurs, comme ils l'ont montré depuis, SONT ENCORE CAPABLES DE LUTTER CONTRE LE PATRONAT ET SES ENTREPRISES et par conséquent aussi de mener une action de classe contre les essais de dictature personnelle. C'est cette capacité et cette volonté des travailleurs de s'opposer à un régime totalitaire qui, au 3e référendum, ont déterminé le M.R.P. à se séparer provisoirement de De Gaulle pour poursuivre, à l'aide des Duclos et des Frachon, l'oeuvre de démoralisation de la classe ouvrière jusqu'à ce que celle-ci se trouve dans l'incapacité de se défendre efficacement.

    Car ce n'est pas le rappel de l'action passée de De Gaulle qui peut mettre en danger son en-treprise réactionnaire. En régime bourgeois, les représentants de classe de la bourgeoisie peuvent toujours trouver une majorité électorale. Les chiffres même du 3° référendum montrent qu'il suffit d'un déplacement de voix relativement faible pour que De Gaulle ait à nouveau une majorité pour la révision de la Constitution. Et la situation actuelle, due à l'incurie gouvernementale, réduit trop de gens au désespoir pour que De Gaulle ne puisse pas trouver le supplément de voix qui lui manque.

    Hitler non plus n'a pas recueilli du premier coup 99% des voix pour s'emparer du pouvoir, mais une simple majorité. Cependant, ce n'est que parce que la classe ouvrière allemande, trahie par sa direction et démoralisée, ne fut plus capable de lui opposer une action de classe, que Hitler réussit, à l'aide du pouvoir étatique et de ses troupes fascistes, à l'écraser définitivement et à faire consacrer son pouvoir par "l'unanimité du peuple".

    C'est en organisant les travailleurs dans leur lutte anti-capitaliste qu'on peut combattre la réaction fasciste. Mais il n'y a pas de lutte anti-capitaliste sans lutte de la classe ouvrière, sans ac-tion revendicative. "Produire" pour que les capitalistes puissent récolter des bénéfices énormes, tandis que ceux qui produisent tombent dans le dénuement et la maladie, parler démocratie tandis que cette "démocratie" met à la disposition de tout représentant de la classe bourgeoise, comme De Gaulle, tous les moyens pour mener librement son action totalitaire fasciste, tandis que les travailleurs qui se mettent en grève sont menacés d'être mis à la porte, c'est cela le régime qui assure la victoire de la réaction.

    Mais on ne peut pas mener la lutte revendicative sans s'opposer à l'Etat capitaliste qui est au service du patronat. C'est parce qu'il est ministre que Thorez en est réduit à dire, pour toute défense, que De Gaulle ne vaut pas mieux que lui.

    C'est ce que les travailleurs comprennent tous les jours davantage sans que vous ayez besoin de l'avouer, messieurs les ministres "ouvriers", et c'est pourquoi, quand ils engagent une action de classe, ils vous rejettent hors de leur lutte comme des renégats au service de la bourgeoisie.


C'est la véritable lutte pour le minimum vital
qu'entament les travailleurs de chez Renault;
qui décident la grève pour arracher
LES 10 FRANCS DE L'HEURE
    Les représentants de la C.G.T. ont abandonné toute défense des travailleurs devant l'offensive patronale dirigée contre leur pouvoir d'achat et leur niveau de vie.

    Même les travailleurs dont le salaire a été officiellement reconnu comme "anormalement bas" sont obligés de recourir à l'action directe pour obtenir l'augmentation de quelques francs qui leur a été, en principe, accordée ; c'est ce qui se passe pour les ouvriers blanchisseurs qui ont été obligés de faire grève pour une augmentation de 15% (leur salaire variant de 29 fr.70 à 33 francs).

    Mais l'ensemble des travailleurs ayant constaté que la "baisse des prix" n'était qu'une autre duperie pour les détourner de leurs justes revendications, restent prêts à entrer en lutte directe par l'action gréviste qui seule leur permettrait d'arracher la garantie d'un salaire minimum vital sans lequel ils sont réduits à la misère.

    Alors que le salaire des ouvriers ne leur permet même pas d'entretenir décemment leur force de travail et que le faible pouvoir d'achat des masses provoque la raréfaction des denrées de consommation (comme la crise du blé), le patronat, fort de la capitulation de la C.G.T. en ce qui concerne le relèvement général des salaires (minimum vital), poursuit, par l'intensification du rendement, son offensive pour l'abaissement des salaires au-dessous de leur niveau actuel. Comme nous l'avons montré dans l'article "IL N'Y A PAS DE TREVE" (dernier numéro de La Lutte), en prenant l'exemple de l'usine Renault.

    Mais l'offensive patronale n'est pas restée sans riposte ouvrière. Depuis plusieurs semaines, des grèves partielles éclataient dans l'usine (entretien, modelage-fonderie (une semaine de grève), artillerie (revendications équivalant à la suppression du travail au rendement). Le 23 avril, au département 6, les mille ouvriers environ du secteur Collas ont décidé à l'unanimité moins 36 voix, de se mettre en grève pour LES DIX FRANCS DE L'HEURE, qui correspondent à la revendication mise en avant par la C.G.T. pour le "minimum vital" et abandonnée par elle (le relèvement général des salaires au niveau du minimum vital revendiqué par la C.G.T. se serait traduit par une augmentation de 10 francs de l'heure pour les ouvriers de la métallurgie sur la base du salaire actuel).

    L'importance toute particulière de ce mouvement est dans le fait que les travailleurs de ce département, tirant la leçon de l'expérience faite par les autres secteurs, ont donné comme but à leur action une revendication générale et commune à tous les ouvriers, qu'ils sont passés outre à toute revendication particulière à leur propre département, qu'ils ont délibérément désigné leur lutte comme faisant partie de la lutte de l'ensemble de la classe ouvrière pour sa revendication légitime et indispensable du mi-nimum vital.

    La deuxième leçon que les travailleurs de ce département ont tirée de l'expérience de l'ensemble de leurs camarades de chez Renault, c'est la nécessité, pour les ouvriers, d'imposer leur volonté. Et cela face à ceux qui se disent leurs dirigeants, même quand ils trahissent la lutte et les intérêts ouvriers, comme le font les dirigeants actuels de la C.G.T. Les travailleurs du secteur Collas, réunis en Assemblée générale de tous les ouvriers pour décider de l'action à entreprendre, ont élu, à cet effet, dans leur sein, un Comité de Grève, c'est-à-dire qu'en fait, ils sont passés par-dessus la tête de la direction syndicale ! Ils ont ainsi prouvé que l'action de classe organisée peut être menée même quand certains dirigeants l'abandonnent. Car, des rangs mêmes de la classe ouvrière, surgissent de nouveaux éléments dévoués, énergiques et intelligents ; de son propre sein, des travailleurs, qui, autrefois, ont mené l'action gréviste et la lutte ouvrière, et que la succession des trahisons des organisations officielles avaient même rejetés hors de la C.G.T., reviennent à la lutte sous l'impulsion de la volonté ouvrière. Il est certain, et les ouvriers du secteur Collas le savent comme nous, qu'une semblable lutte ne peut aboutir dans le cadre d'un mouvement d'un seul secteur même d'une grande usine. Il faut que l'action gréviste décidée par les camarades de chez Renault s'étende aux autres secteurs de l'usine qui ont déjà soutenu récemment des mouvements isolés, et à l'ensemble de l'usine, qui, en raison de son importance, doit donner le départ de l'action ouvrière généralisée. La classe ouvrière sera victorieuse en renouant avec la tradition de juin 1936. Mais que cette généralisation de la lutte se fasse actuellement ou que les efforts de dirigeants pourris réussissent encore à la contrecarrer, les travailleurs du secteur Collas, en entrant en lutte à l'avant-garde pour la défense d'une revendication commune à tous les travailleurs et décidés à la faire aboutir, ont relevé le véritable drapeau de la lutte ouvrière, de l'initiative, du courage et de la solidarité prolétariennes.


LA FACADE LEZARDEE DE LA DEMOCRATIE BOURGEOISE
    Bien que les lois parlementaires confèrent l'immunité aux élus, immunité qui ne peut être abolie que pour des faits relevant du droit commun, les députés malgaches à l'Assemblée ont été arrêtés sous le prétexte officiel d'avoir déclenché l'insurrection à Madagascar... au moyen d'un télégramme appelant au calme.

    Venant après ces arrestations, pendant que la guerre fait rage en Indochine, pendant que, non loin de là, l'insurrection malgache est réprimée dans le sang  par tous les moyens (bombardements aériens, etc...), la déclaration de M. Vincent Auriol affirmant :

    "A ceux qui douteraient de la France, qui prétendraient qu'elle opprime des hommes et leur impose sa domination par la force, à ceux qui outragent ainsi les faits et qui calomnient la France, j'oppose la vérité : jamais, en aucun temps, en aucun pays du monde, les territoires d'outre-mer n'avaient élu de représentants pour collaborer avec les élus de la mère patrie à la Constitution de la République", apparaît comme une sinistre plaisanterie, une lamentable tentative pour tromper les populations indigènes.

    Sans aucun doute les peuples coloniaux n'ont pas besoin de cette preuve supplémentaire, pour mesurer l'étendue de leur misère, pour connaître la dictature des banques, les brimades de l'Administration, de la police ou de l'armée. Ils savent fort bien, et pour cause, que leur situation matérielle ne s'est pas améliorée avec la création de "l'Union Française", que cette "Union" n'est que le vernis qui recouvre aux yeux de tous, mais pas aux leurs, l'ancien colonialisme. En France, avant la guerre, il y avait certaines libertés parce que les conditions économiques permettaient à la bourgeoisie de faire bénéficier chaque habitant du travail de dix ou quinze esclaves coloniaux ; mais dans le pays de ces esclaves, où la bourgeoisie les fait travailler pour quinze francs par jour lorsqu'elle leur vend onze francs le kilo de riz, peut-il y avoir même un semblant de démocratie ?

    Mais l'arrestation des députés malgaches prouve non seulement le mensonge des Auriol, ne fait pas seulement justice de toutes les promesses que l'on avait pu faire aux peuples coloniaux sur leur "émancipation dans le cadre de l'Union Française" par l'envoi de représentants siégeant "avec les élus de la mère patrie" mais encore nous montre, à nous, la valeur de la Constitution pour nous-mêmes. Car en violant sa propre légalité parlementaire par cette arrestation, l'Etat-gendarme nous montre son mépris pour son parlement et ses institutions au travers desquelles il n'hésite pas à passer dès que ses intérêts l'exigent. C'est ce qu'on a déjà vu en septembre 1939 où il a suffi que les quelques cinquante députés staliniens marquent leur opposition à la politique extérieure de Daladier, au moment où la bourgeoisie avait besoin d'avoir les mains libres pour mener sa guerre, pour qu'ils soient expulsés du parlement, pour que leurs journaux ....... que les militants ouvriers de toutes tendances soient traqués et emprisonnés, malgré l'immunité, la constitution et la légalité.

    Durant des mois, on a expliqué aux ouvriers qu'accumuler des bulletins de vote était le meilleur moyen de lutte contre la réaction. La classe ouvrière a envoyé une majorité d'élus "ouvriers" au parlement, et n'a rien vu venir sinon une exploitation sans cesse accrue, et [elle] n'a pas vu [non plus] s'améliorer sa situation alimentaire. De tout ce qu'on lui avait promis il ne restait que la façade : la "constitution démocratique" ; aujourd'hui jusqu'à cette façade s'écroule.

    Maintenant que le seul des députés malgaches non arrêté est giflé et molesté en plein parlement, L'Humanité rattachant ce fait à la campagne anti-parlementaire du R.P.F., écrit : "Il ne peut faire aucun doute que nous sommes au début d'une campagne dirigée contre les institutions parlementaires".

    En fait, le Parlement n'a jamais été qu'une machine à enregistrer les lois bourgeoises, que la bourgeoisie brisait dès qu'elle en avait besoin (comme en 39) et n'a jamais servi qu'à orienter les luttes de la classe ouvrière vers une voie de garage. Mais sur des questions secondaires, la bourgeoisie maintenait une certaine démocratie dans la métropole, tandis qu'aujourd'hui que la décadence du régime capitaliste s'accentue, qu'il ne peut plus faire de concessions aussi minimes soient-elles, toutes les questions se posent d'une manière aigüe et le caractère bourgeois et anti-démocratique du Parlement apparaît nettement aux yeux de tous. Le régime bourgeois même à forme parlementaire ne permet plus la manifestation de la démocratie la plus élémentaire.

    Cependant, l'aile la plus réactionnaire de la bourgeoisie met à profit l'effondrement du parle-mentarisme pour déclencher une campagne contre "le régime des partis", sous prétexte que c'est ce régime qui est cause de tous nos maux. Mais nous savons que les fascistes mènent uniquement la lutte anti-parlementaire et se gardent bien de toucher aux fondements du régime capitaliste qui, lui, est la vraie cause de tous nos maux, car ce qu'ils veulent, c'est le même régime, moins le Parlement.

    Par conséquent, s'accrocher au Parlement, c'est se vouer à la défaite avant même de combattre. Il faut ouvrir une voie nouvelle à la démocratie en rejetant le système parlementaire, non pas pour conserver le régime comme les fascistes, mais pour le détruire, en créant dans la lutte des organismes nouveaux, représentation immédiate de la volonté des masses en lutte, sur lesquels s'appuiera le Gouvernement ouvrier et paysan.


...ECHOS...
R E N A U L T
    Nous publions ci-dessous le récit d'un participant à l'Assemblée du 23-4, chez Renault (secteur Collas), où fut décidée la grève pour les 10 francs :
 
 
  A 12 h.30, lorsque j'arrive, le trottoir (large d'au moins 8 mètres) est encombré d'ouvriers qui sont là, par dizaines et discutent ; tandis que, par paquets, les ouvriers sortant de la cantine continuent d'affluer. Toutes les conversations roulent sur le même sujet : ce qui va se passer tout à l'heure. Et le mot de grève circule. Un tract diffusé dans la matinée, de la main à la main, nous a fait savoir que le Comité de grève, élu à l'Assemblée générale précédente par 350 ouvriers contre 8, a tenu à nous réunir afin de nous mettre au courant des démarches qu'il a effectuées auprès de la direction. 

    Une heure donnée doit être respectée, et, à 12 h.30 précises, un camarade, qui est déjà sur la fenêtre, commence à parler. Au premier rang de cet auditoire, bien plus nombreux que la fois précédente, où se retrouvent presque tous les ouvriers des deux départements faisant la "normale", soit quelque 700 ouvriers, des coups d'oeil significatifs s'échangent ; les visages sont plutôt gais, quoique les esprits soient tendus. Le camarade explique brièvement, en termes clairs, l'échec de la délégation, auquel d'ailleurs on s'attendait. Et, devant l'auditoire ouvrier attentif, il démontre que l'arme gréviste reste le seul moyen permettant d'obtenir satisfaction. Au milieu des cris d'approbation qui fusent de toutes parts, il explique que la grève à venir sera une lutte des plus sérieuses qu'il faudra mener avec résolution jusqu'au bout. "Il ne sera plus question de jouer de l'accordéon ou de rester les bras croisés à attendre que ça tombe, mais il faudra s'organiser pour faire connaître le mouvement dans toutes les usines, faire des piquets de grève et défendre les issues de l'usine au besoin." 

    Répondant d'avance aux objections que pouvaient faire certains sur la perte d'argent que cela occasionnerait, et l'intervention toujours possible de la police, il indique que le paiement des journées de grève sera exigé ; quant aux "lacrymogènes" de la police, pendant plus de six ans nous avons reçu des bombes sur la gueule et on n'a rien dit. On s'est continuellement serré la ceinture avec les sacrifices que la bourgeoisie nous a imposés pour défendre ses coffres-forts. Et aujourd'hui, nous n'aurions pas la force et le courage d'en faire au moins une infime partie pour nous ?" Appuyant ces paroles de cris bruyants, les ouvriers marquaient leur approbation. 

    Passant au vote, le camarade demande aux ouvriers de se prononcer sur la grève en tant que moyen à envisager dans les délais les plus courts. Tandis que quelques voix seulement votent "contre", les ouvriers votent "pour". C'est alors que le délégué cégétiste, littéralement poussé par ses "copains" qui lui ont frayé un chemin, s'avance pour exposer son point de vue, ainsi que le camarade venait de le demander, invitant les opposants à émettre leur point de vue. Malgré le calme relatif, les ouvriers étant curieux de connaître ses objections, il ne put éviter de s'attirer la réplique d'un ouvrier : "Tu vois, ici au moins, il y a de la démocratie". Grimpé sur la fenêtre, parlant à voix basse et ne sachant pas trop quoi dire, le délégué entreprit d'expliquer aux ouvriers la "situation réelle en ce qui concerne les salaires" ; pour son malheur, il se mit à parler d'une délégation qui était allée voir Lefaucheux (avec la demande d'établir une égalité de salaires entre les ouvriers d'ici et ceux de chez Citroën, avec effet rétroactif), que d'ailleurs, ajouta-t-il, elle ne trouva pas. Manifestement, les ouvriers vomissent les délégations et, à peine le délégué achevait-il ses dernières paroles que sa voix était couverte d'exclamations plus ou moins significatives. "Les délégations, on en a assez". "Jusqu'où comptez-vous nous mener en bateau ?". "On n'en veut plus de tes délégations, maintenant, ce qu'il faut, ce sont des actes". J'ajoute moi-même : "Egalité avec Citroën, mais là-bas ils crèvent de faim aussi". Abrégeant son exposé, le dé-légué lança un "appel au calme" et une mise en garde "contre les démagogues" fut non moins huée que les "délégations". Après quoi, il dut descendre pour céder la place à un ouvrier d'une trentaine d'années qui, grimpé sur la fenêtre, expliqua, en quelques mots, ce qu'il pensait et des délégués et des délégations : "Camarades, depuis des mois, on nous fait attendre des augmentations qui doivent toujours arriver demain. On nous a déjà fait l'histoire en février et on nous a dit que l'absence de Lefaucheux, à l'époque, avait empêché les revendications d'aboutir. Cela a recommencé hier et, une fois encore, il n'était pas là. Et les délégués sont repartis, comme avant. Cela ne peut plus durer. Jusqu'à quand allons-nous nous laisser mener ? Maintenant, ce n'est plus des parlottes qu'il faut, ce sont des actes". 

    Complétant dans le même sens ce que l'ouvrier venait de dire, le premier camarade parla du Minimum vital qui fut mis à l'ordre du jour de la C.G.T., en novembre et qui devait être appliqué avec effet rétroactif également. "Mais la C.G.T., dit-il, capitula sur le minimum vital et l'on ne parla plus ni du minimum vital ni de son effet rétroactif. Comment pouvons-nous croire à présent des personnes qui ont capitulé de la sorte ? Qu'est-ce qui nous prouve qu'ils ne capituleront pas de la sorte demain, avec leurs délégations ?" Cet incident clos de la bonne manière, le camarade demande alors, pour clore la réunion, que les ouvriers manifestent par un second vote leur confiance au Comité de Grève afin de l'habiliter à déclencher la grève au moment opportun. Si la grande majorité qui accorda sa confiance au Comité de grève fut la même que précédemment, il n'en fut pas de même des "contre" qui voyaient leur nombre ramené à 8. Lorsque la majorité vota, un ouvrier qui se trouvait près du délégué lui cria à l'oreille : "Tu les vois, tous ceux qui sont pour l'action, rince-toi l'oeil !". 

 

 


...ECHOS...
POUR QUI TRAVAILLENT LES OUVRIERS ?
    Pour justifier ses refus successifs d'augmenter les salaires, M. Lefaucheux, directeur de la Régie Renault, a prétexté le bilan déficitaire de la Régie Renault : "Nous ne pouvons pas vous payer, parce qu'il n'y a plus d'argent..."

    La production aurait-elle diminué pour expliquer ce déficit ? En 1945, 12.000 véhicules ont été fabriqués ; en 1946, 30.000, et en 1947, le programme s'accentue de semaine en semaine.

    Oui, mais le personnel a augmenté, nous rétorque-t-on. Fort bien... Mais alors, n'est-ce pas une preuve que les affaires (celles des patrons) marchent à merveille ?

    Au moment de la "bataille des 25%", la section syndicale Renault déclarait que, pour une Juva 4, 10.000 fr. de salaires étaient déboursés, alors que cette voiture était cataloguée à 107.000 fr. Admettons qu'avec l'inflation ces chiffres soient périmés. Il n'y a cependant aucun doute que leur écart ne se soit agrandi depuis.

    Les Juva 4 sont revendues à l'étranger avec 20.000 francs de perte. Seulement, l'effort des ouvriers qui les ont réalisées a été payé en francs Schuman, alors que c'est en devises que les acquéreurs étrangers les ont réglées. Quelle est la destination de ces devises ? En premier lieu, le compte en banque des actionnaires, le financement de l'armée, tout ce qui concerne "les intérêts bien compris" de nos capitalistes, et, en second lieu, l'achat de l'outillage.

    Or, la direction, qui est étrangement silencieuse sur la première destination des fonds de la Régie, l'est beaucoup moins sur la seconde. Elle est même très loquace : les usines du Mans, de Saint-Etienne, d'Orléans, d'Annecy, de Vernon, de Saint-Michel, etc..., ont été reconstruites et tournent à pleins bras ; 1.500 machines neuves ont été achetées, et surtout, surtout, la 4 CV !... Tout est mis en oeuvre pour sa réussite. La substance des ouvriers n'est pas ménagée. Pensez donc, il est même question que les ouvriers pourront en acheter ! Encore faudrait-il qu'ils puissent acheter le pain quotidien et payer le loyer !...

    En attendant, il faut produire sans revendiquer. Et quand la 4 CV sortira, les bénéfices subiront le même sort : actionnaires, achat de machines avec un nombre plus grand d'ouvriers pour les faire marcher. Ceci, si les affaires "tournent rond". Mais si les voitures ne se vendent plus, il ne nous restera plus qu'à aller chercher du travail ailleurs... Voilà la perspective pour demain si nous continuons à nous soumettre aux "arguments" du patronat.

*   *   *
    A la Régie Renault, des ouvriers font des semaines de 60 heures. Transformés en véritables robots, ils travaillent sur deux ou trois machines à la fois. Mais chez Caudron, Hispano et ailleurs, on débauche. Les ouvriers vont enfin récolter les fruits du mot d'ordre "produire". Pour 500 d'entre eux qui sueront sang et eau en usine à des salaires de famine, 1.000 autres crèveront de faim aux portes des bureaux d'embauche.


 
 
 HOMICIDE INVOLONTAIRE
    Mercredi 16 avril, chez Renault, une meule à ébarber a éclaté, tuant net un ouvrier dont elle a emporté la moitié du visage, en blessant gravement un autre. "LA MEULE N'AVAIT PAS DE CARTER" a dit l'un de ceux qui emportaient le blessé sur un brancard. 

    Les ouvriers qui travaillent aux alentours de l'infirmerie centrale chez Renault sont maintenant habitués à voir défiler sur des brancards les "victimes du travail". Un jour, c'est un tourneur qui brandit un moignon ruisselant de sang : ce qui lui reste de la main ; un autre jour, une ouvrière évanouie, la moitié de la chevelure emportée par un forêt ; ou une autre prise d'une crise de nerfs à cause de la cadence. 

    Il y a les cas graves entraînant la mort, il y a le train coutumier des bouts de doigts coupés, mais il y a surtout ce qui n'est pas visible dans l'immédiat : ceux que les machines tuent à petit feu. 

    Quelles sont les meules affûteuses, les rectifieuses, qui sont munies d'un aspirateur pour la poussière ? Elles sont rares. Ce que les ouvriers savent, c'est que la poussière donne soif et abîme les yeux. Aussi, réclament-ils des ventilateurs. Mais la plupart ignorent les dangers bien plus grands qu'ils courent ; c'est pourquoi ils se contentent des promesses de la direction : tous les 15 jours, on vient prendre les mesures ; "une enquête est en cours", dira le bulletin patronal. Pendant ce temps, les poumons continuent à se charger de poussières. Quand la silicose tuberculeuse se déclarera, l'ouvrier sera loin. Il aura "trouvé autre chose"... le sana quand ses moyens le lui permettront ; mais personne ne lui dira que cette tuberculose dont il est atteint a pour origine les poussières qu'il a respirées des années auparavant, quand il travaillait sur les meules, les rectifieuses ou bien encore au sablage. Les médecins fouilleront ses antécédents héréditaires pour y découvrir une prédisposition à la maladie. 

    Au moment où toutes les organisations syndicales font du battage autour de la sécurité sociale qui "donnera aux travailleurs la sécurité des vieux jours", il serait plus important de savoir si les ouvriers auront le loisir d'être vieux un jour, ce qui est de moins en moins sûr. 

    En l'absence d'une lutte pour des conditions de travail meilleures, les patrons poussent la cadence au maximum aux dépens de la sécurité des travailleurs. Les moyens de protection contre les machines sont pratiquement inexistants. Autrefois, l'ouvrier qui faisait un travail insalubre recevait du lait, les plus favorisés touchent un supplément d'un franc de l'heure, aujourd'hui. 

    Les ouvriers américains qui se sont mis en grève après l'éboulement de la mine à Centralia nous montrent la voie à suivre. Ce ne sont pas des larmes ou des quêtes qui empêcheront les meules d'éclater ou les mains de rester dans l'outil et la pièce. Notre lutte contraindra nos patrons à faire plus de cas de notre vie, à cesser de pratiquer l'homicide "involontaire"